Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J'explose, j'enrage quand les gens me parlent comme si j'étais un débile à peine sorti de sa brousse qui ne comprend pas les tenants et les aboutissants de l'anglais britannique. Comme si je n'avais pas fait mes études au lycée d'Antigua, le meilleur du pays. Comme si les professeurs ne venaient pas de la mère patrie. Comme si le Petit Insulaire ne pouvait pas parler la Langue britannique aussi bien que l'Anglais de souche, je veux dire celui d'ici.
Je n'avais jamais lu Bernardine Evaristo. Elle est surtout connue pour son roman "Fille, femme, autre" qui a reçu plusieurs prix mais qui n'était pas disponible à la médiathèque, d'où mon choix du jour.
C'est l'histoire d'un couple mal assorti depuis des années, un couple particulièrement coincé dans ses habitudes et ses croyances, et pris au piège des convenances. Ils sont tous deux natifs des Caraïbes et ont vécu leur jeunesse à Antigua où ils se sont rencontrés, avant de venir s'installer à Londres espérant une vie meilleure.
Le mari, Barrington Jedidiah Walker, est un véritable dandy, un gentleman de l'ancien temps. Il a travaillé en usine en tant que mécanicien chez Ford, mais ne fait pas pour autant ses 74 ans. Il faut dire aussi qu'il a su rebondir en montant sa propre affaire immobilière qui lui assure des revenus conséquents et met sa famille à l'abri. Il continue donc à faire la fête tout en lisant William Shakespeare et James Balwin dont il partage les idées lors des discussions entre amis dont il ne se lasse pas.
Carmel elle, est moins cultivée, elle fréquente surtout l'église avec ses amies tout en ayant bien évoluée professionnellement. Ils se disputent de plus en plus souvent montrant par là les failles de leur couple. Elle est persuadée que Barry est un menteur et un coureur de jupons incapable de se contrôler et même si elle ferme les yeux après cinquante ans de vie commune, elle lui mène la vie dure quand il rentre chez lui au petit matin, jamais sobre en plus car il abuse de la boisson. Sa naïveté est toutefois désarmante, elle ne voit rien et ne comprend rien, mais se sent mal aimée.
Barry a en effet un secret lourd à porter qu'il n'a jamais pu dévoiler à sa femme ou à ses proches : depuis son adolescence, il aime profondément son ami et amant, Morris Courtney de la Roux, "oncle Morris" pour Donna et Maxine, les deux filles du couple.
Jamais ils n'ont réussi à s'installer ensemble, les préjugés sont trop forts dans leur entourage et au sein de la société londonienne. Ils ont peur d'un "coming out" aussi tardif, et pourtant la question avait été posée lors du divorce de Morris. Mais Barry n'arrive pas à aborder le sujet avec Carmel. Il repousse depuis trop longtemps la confrontation. Morris lui pose une sorte d'ultimatum : il veut que tous deux vivent leurs vieux jours ensembles. Pour Barry ce n'est pas simple car il ne se sent pas encore prêt. Et, s'il se décidait à présent, qu'en penserait sa famille ?
Que fera Donna, sa fille aînée tellement rigide, quand elle apprendra la vérité ? L'empêchera-t-elle de voir Daniel son petit-fils qu'il aime tant ?
Et Maxine, sa fille adorée dont il s'est occupé longtemps tout seul quand Carmel faisait une dépression post partum, elle qui est si créative et fougueuse, le comprendra-t-elle ?
Et d'un autre côté, si c'était sa dernière chance pour être enfin heureux et pour que Carmel le soit elle-aussi ?
Mais ce qu'il oublie et ne veut pas voir, c'est que ce mensonge a déjà fait pas mal de dégâts dans sa famille et que ses filles sont loin d'avoir hérité de la naïveté de leur mère.
Le destin va lui donner un coup de pouce bienvenu : le père de Carmel meurt et elle prend l'avion pour une durée indéterminée.
Carmel est une combattante tardive du mouvement de libération des femmes : première génération des brûleuses de soutien-gorge. Pas littéralement, Dieu soit loué, parce que les seins de mon épouse ont toujours été soutenus par des dispositifs architecturaux robustes. Elle et moi avons encouragé nos filles à poursuivre leurs études et à faire carrière.
Donna n'a pas besoin de prétexte pour me battre froid. Elle a toujours pris le parti de sa mère sur le champ sanglant des hostilités. Elle me croit dénué de tout sentiment. Et quand je quitterai sa mère, elle me méprisera encore plus.
Elle [Maxine] s'est toujours donné pour tâche de s'affirmer en opposition à sa soeur aînée. Si Donna était devenue artiste, Maxine serait devenue notaire. Il y a des gens qui ont besoin de réagir contre quelque chose, parents, frères ou soeurs, gouvernement, société. Ils croient avoir leur libre arbitre, et ils ne savent faire qu'une chose, "s'opposer obstinément".
Je devrais écrire une thèse là-dessus.
Voilà un roman innovant dont je ne connaissais pas le sujet avant de le lire, car je ne lis jamais les quatrième de couverture.
Je ne me suis pas ennuyée une seconde car le style est clair et fluide, le ton juste, les dialogues savoureux et non dénués d'humour. Malgré les disputes et les remises en question, la passion et la violence de certains propos, il y a beaucoup de chaleur humaine et d'amour qui circulent dans ces pages.
Et si vous n'en étiez pas convaincus, je vous dirai aussi que ce roman nous prouve bien qu'il n'y a pas d'âge pour vivre en toute liberté comme on le voudrait et pour s'affranchir des conventions.
L'auteur alterne la voix de Barry qui dépeint sa femme comme une mégère et sa vie comme un enfer et emploie un langage direct, parfois cru, et sans fioriture pour nous parler de ses états d'âme, et la voix de Carmel avec un changement de style tout à fait plaisant. Elle est très en colère mais, si elle a perdu ses illusions, elle n'a rien perdu de ses rêves d'amour et de jeunesse, et a elle-aussi des secrets que le lecteur découvrira au fil de sa lecture et que bien entendu je ne vais pas vous révéler ici.
J'ai aimé découvrir tous ces personnages hauts en couleur, un peu caricaturaux tout de même. Carmel est devenue très pieuse au fil du temps comme elle l'était dans sa jeunesse et lors de son mariage. Barry est un véritable dandy qui ferait retourner n'importe qui dans la rue, c'est un homme, un vrai (?!), viril, macho, mais tellement espiègle que l'on est prêt à lui pardonner. La chute n'en sera que meilleure !
C'est bien entendu un roman qui aborde les problèmes liés à l'immigration caribéenne dans les années 60, le tabou très vif des antillais pour l'homosexualité et l'intégration des différentes générations à la vie à Londres puisque nous avons devant nous dans le roman trois générations et des différences évidentes dans les comportements et attitudes en ce qui concerne la question homosexuelle mais aussi le racisme. Ces différences sont bien mises en avant par l'auteur lorsqu'elle nous dévoile les réactions des deux sœurs séparées en âge de seulement quelques années.
C'est donc un roman qui met l'accent sur la famille et sur les conséquences du poids des conventions sur tous ses membres. Mais il montre aussi l'immense gâchis que tout cela a entrainé.
Le titre fait référence au titre de la chanson éponyme de Shabba Ranks que le couple d'amants écoute lors de leurs rencontres.
Une découverte intéressante !
En la voyant disparaître dans le hall des départs ce matin, je soupirai. "Si seulement elle m'avait laissé partir longtemps, longtemps avant".
Quand quelqu'un vous réclame sa liberté, il faut la lui donner ; autrement vous devenez son geôlier.