Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
il était loin le paradis que le gouvernement de la République nous avait promis, et on n'était pas près de l'atteindre, nous tous entassés sous les tentes militaires au milieu de nulle part, dans ce trou perdu que l'autorité militaire avait osé appeler colonie agricole, on n'était pas près de l'atteindre, et peut-être qu'on ne l'atteindrait jamais, ce paradis tant vanté, peut-être qu'on ne l'atteindrait jamais parce qu'il n'existait pas...
Au milieu du XIXe siècle (vers 1840 ?), Séraphine et son mari embarquent à Marseille avec leurs enfants, sa jeune sœur et son conjoint pour gagner l'Algérie. Là, près de Bône on leur a attribué une terre à défricher. Ils ont quitté Aubervilliers, délaissant leur famille et leurs maigres possessions, espérant trouver le paradis promis par le gouvernement français, et participer ainsi au développement de ces terres récemment conquises.
Très vite, ils déchantent en arrivant sur ces terres arides qui n'ont jamais vu une charrue. Ils ne manquent pourtant pas de courage. Rien n'est fait pour les accueillir, et il leur faut s'adapter à des conditions de vie très rude. Il leur faut d'abord faire connaissance avec cette nature sauvage qui les entoure. Mais ils comprennent très vite que le plus grand danger vient des autochtones. En effet, victimes de la colonisation, ces derniers ne cherchent plus qu'à se venger, n'hésitant pas à attaquer les colons isolés.
La météo s'en mêle et le choléra frappe la petite communauté déjà bien mise à mal par la chaleur excessive qui s'est installée après les orages diluviens de l'hiver.
Peu à peu, les drames successifs émoussent le moral des familles et Séraphine se met à douter de l'utilité de leur présence ici sur ces terres qui ne leur appartenaient pas et qui ont été volées à ceux qui y sont nés.
Les jours ont passé, les pluies interminables de l'hiver, les attaques des lions qui s'en prenaient la nuit à nos vaches et nos moutons, les pillages de nos récoltes par les Arabes des douars alentours, le massacre de ceux d'entre nous qui n'étaient pas assez prudents
dois-je raconter ce qui ne devrait pas l'être ?
...
sainte et sainte mère de Dieu, ne vaut-il pas mieux que je me taise ?
Le texte alterne le récit de la vie quotidienne et familiale de Séraphine et des autres colons (tous les chapitres où elle s'exprime sont intitulés "rude besogne") et celui d'un soldat qui raconte la guerre (tous les chapitres s'intitulent "bain de sang"). Il nous donne tous les détails sur les viols, les assassinats des femmes et des enfants, le massacre de villages entiers qui seront rayés définitivement de la carte pour assouvir les seuls besoins en nourriture, abri et sexe des soldats.
Ces derniers sont d'une cruauté épouvantable, suivent aveuglément les ordres de leur capitaine, oubliant leur humanité, incapables qu'ils sont de voir des êtres humains en face d'eux, tant les slogans colonisateurs leur montent à la tête. Nous nageons en pleine barbarie, le texte décrit ces horreurs en employant les mots propres aux colonisateurs. Ils dominent le monde, on leur a ordonné de le faire mais ils ne savent pas réellement pourquoi ils sont là et pourquoi ils font tout ça.
Le lecteur s'il en doutait, prend conscience de la folie des hommes, du bain de sang que représente toute colonisation, mais aussi de l'absurdité de la démarche des colons qui tentent de soutirer de la terre ce qu'elle leur refuse.
l'arabe ferme les yeux, entortille ses mains dans les plis de son burnous, concentré sur des prières qu'il marmonne dans sa barbe en se foutant des menaces de notre capitaine.
- Tu ne me crois pas, c'est ça ? tu imagines que mes chefs à Alger ne me donnent pas le droit de couper à ma guise vos têtes d'assassins ? eh bien tu te trompes, depuis dix ans je passe mon temps à razzier vos villages et vos champs, à tuer ceux qui me résistent, à violer leurs femmes, c'est mon travail de soldat...
on lui propose de l'aider à descendre de cheval, mais il ne veut pas notre capitaine, il veut rester en selle, dominer et sa troupe, et les feux qui ronflent, et la nuit tout entière qui a fini par s'abattre sur notre camp, parce qu'il a besoin de hauteur pour déverser sa colère, d'une position stratégique pour lancer aux quatre coins de l'horizon sa déclaration de guerre
C'est un roman très dur et sombre qui montre toute l'absurdité de la colonisation et la cruauté d'un tel acte qui arrache aux autochtones leur droit de vivre sur leurs terres, eux qui n'avaient rien demandé.
Les réflexions de Séraphine sont d'une grande lucidité. Elle comprend qu'elle a été manipulée, qu'elle n'a rien à faire là sur cette terre qui ne lui appartient pas, que c'est anormal de la prendre à ceux qui y vivent depuis toujours. Elle qui est un être simple, ne demandant que le bonheur pour sa famille, a vécu tellement de drames, a vu tellement de souffrances qu'elle comprend que la seule issue est de ne plus participer à ce massacre collectif.
J'ai aimé la force qui émane de son personnage. C'est une femme exceptionnelle pour son époque. Pourtant, elle utilise une langue simple pour nous raconter sa vie quotidienne. Mais toute la force de ce roman est justement dans la simplicité du récit, car Séraphine s'adresse à nous sans un mot de trop, sans pathos, comme si nous étions en face d'elle et nous sommes touchés en plein cœur. Dans les chapitres concernant Séraphine, l'auteur ne met pas de majuscules ou de ponctuation. Cela ne m'a pas gênée, car cela contribue à nous donner cette impression de transmission orale. Je vais même vous avouer que je ne m'en suis aperçue que tardivement !
Ce roman puissant est le lauréat 2022 du Prix "Le monde".
De cet auteur, j'ai déjà lu un roman que j'avais beaucoup aimé "Un faux pas dans la vie d'Emma Picard" présenté sur mon blog ICI.
Toute son oeuvre est consacrée à l'Algérie.
- N'y aura-t-il jamais de justice sur cette terre ?
et en moi-même je me disais que la justice était un mot inventé par les riches pour calmer la colère des pauvres, mais que tout bien réfléchi ça n'existait pas la justice, qu'il fallait apprendre à vivre sans elle et accepter le sort que Dieu réserve à tout être humain qui pose les pieds sur la terre.
et je comprenais que ma vie avait tourné en rond dans un tout petit monde, et que sur terre il existait bien d'autres mondes que ce petit monde-là, que je le veuille ou non je n'en étais pas le centre