Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Elle avait inconsciemment chorégraphié son existence entière, dans sa réalité concrète. Ses sentiments et ses désirs, elle les exprimait dans la danse, qui n'est qu'intuition et suggestion, langage au-delà du langage. C'est par la danse, avant le langage, que l'humanité primitive s'est exprimée.
Ils (les hommes qu'elle avait connus) aimaient tout en elle, sauf elle-même. Mais elle-même, qu'était-elle ? Sans la danse, que serait-elle ? Elle ne s'était jamais posé la question auparavant. La danse était sa vie. Elle en vivait mais n'avait jamais réfléchi à ce que "vivre" voulait dire.
Ce jour-là, le regard du jeune homme croisa celui de Sun Likun. Ce fut comme les phares de deux voitures engagées sur une route de montagne étroite et sinueuse et se trouvant soudain face à face avec le sentiment du danger de tomber dans le précipice, mais sans pour autant céder le chemin ni éteindre les phares...
A la fin des années 60, Sun Likun, l'une des principales danseuses de la Troupe de théâtre de la Province de Sichuan, est arrêtée et incarcérée par le régime communiste. Elle a tout juste 34 ans. Celle qui a enchanté et fait rêver des générations de chinois de la région, est soupçonnée d'avoir comploté contre le régime, avec un espion étranger.
Emprisonnée dans une cellule aménagée dans la remise où sont stockés les décors de la troupe, elle survit au milieu des objets défraichis devenus inutiles pour elle, à présent qu'elle ne peut plus danser.
Oubliée de tous, humiliée par ses gardiennes, alors qu'elle a connu le succès, elle se flétrit et vieillit d'un coup. Sa seule compagnie est celle des ouvriers qui construisent un nouveau bâtiment devant sa fenêtre. Ils sont rarement respectueux et même souvent grossiers, mais ils lui permettent de tenir...
Un jour, un jeune homme différent d'une vingtaine d'années à peine, Xu Qunshan, lui rend visite sous prétexte d'enquêter sur elle. Il l'a vu danser quand il était petit, il a été subjugué par sa prestation, et est resté depuis sous le charme de son jeu et de son corps.
Toutes les gardiennes pensent qu'il est envoyé par le gouvernement et lui font confiance.
Il persuade Sun Likun de danser à nouveau pour lui. Elle renaît à la vie et, jour après jour, retrouve un peu de la fluidité perdue de son corps et de sa jeunesse. Le lecteur ne saura pas vraiment quel type de relation ils entretiennent, mais le jeune homme reviendra la voir pendant un mois entre quinze heures et dix-sept heures, presque tous les jours, pour finir par l'enlever à sa prison...pour quelques heures.
Sun Likun, tombée amoureuse de ce jeune homme, va découvrir ce jour-là que sous ce visage d'ange et ces manières distinguées, qui la fascinent, se cache une femme...une femme qui pour fuir son village et ses proches a du un jour se transformer en homme et revêtir une tenue militaire...
Mais est-ce bien la réalité qui est décrite dans les rapports officiels ?
Les ouvriers du chantier, soudain muets, observaient sans plus bouger le jeune homme dans sa capote militaire. Il y avait quelque chose d'anachronique en lui, quelque chose d'incongru dans son apparence et tout son être, quelque chose qui ne collait pas avec l'atmosphère du lieu.
Resté seul avec Sun Likun, le jeune homme enleva ses gants blancs en les retirant doigt par doigt, lesquels se révélaient d'une extrême finesse. Jamais, chez un homme, elle n'en avait vu de si délicats, aux articulations aussi fragiles.
Ce livre qui n'est pas tout à fait un roman mais pas non plus une nouvelle, est une petite pépite qu'encore une fois je découvre avec grand plaisir, grâce à l'Asiathèque et à Pascaline de l'Agence de Presse Sabine Armand, que j'en profite pour remercier ici pour ce service de presse, et pour m'excuser du retard avec lequel je publie cette chronique.
L'histoire de Sun Likun n'est qu'un prétexte vous l'aurez compris pour nous parler de la Révolution Culturelle et de ses conséquences sur la vie quotidienne des intellectuels et des artistes.
D'abord adulée, Sun Likun se retrouve incarcérée dans des conditions inhumaines. De femme fatale, aimée de tous et fantasmée, elle se trouve humiliée et diminuée, rendue à une certaine "bestialité", le premier mot prononcé par Xu Qunshan lors de sa première visite.
Pour nous faire comprendre sa situation, l'auteur s'appuie sur une légende très connue en Chine, car elle fait partie des quatre grandes légendes chinoises, celle du Serpent Blanc. Si vous voulez connaître tous les détails et les différentes versions de cette légende, je vous invite à consulter le site ICI.
En résumé, la légende raconte qu'il y a des centaines d'année, deux esprits serpents, le Serpent blanc ( ayant pris l'aspect d'une femme) et son serviteur, le serpent vert, lui aussi transformé en femme, sont arrivés sur Terre pour vivre parmi nous. Un jeune homme lettré tomba amoureux fou du superbe serpent blanc et l'épousa. Mais quand un moine découvrit la supercherie, il l'emprisonna et révéla le secret au mari qui bien entendu voulut se venger. La femme reprit alors sa forme de serpent ce qui lui permet de s'enfuir, aidée par le serpent vert...
Comme lu dans l'introduction, cette légende s'est modifiée au fil du temps et a été reprise au XXe siècle par le grand dramaturge Tian Han. L'auteur s'est inspirée de cette version moderne, conçue pour le théâtre.
"La Légende du Serpent blanc", c'est aussi le nom du ballet qui a valu sa renommée à Sun Likun avant son emprisonnement. Elle y interprétait le personnage magnifique du Serpent Blanc. Le lecteur comprend très vite que le jeune homme venu la libérer, joue le rôle du serpent vert.
Le récit est découpé en trois voix : celle administrative et froide des rapports officiels, celle du peuple et donc de la rumeur et enfin, celle de l'intime. Chacune des voix nous apporte des éléments différents pour comprendre l'histoire et nous fait passer par différents ressentis, de la froideur administrative à la cruauté et à la bêtise, puis à la pureté des sentiments amoureux entre ces deux femmes que tout oppose au départ...mais qui pourtant seront liées à jamais par ce qu'elles ont partagé.
Un auteur à découvrir et un récit qui nous permet de nous immerger dans la culture chinoise...
...tous ces gens disaient que, dans leur province du Sichuan, il y avait trois produits célèbres : les tubercules de moutarde aux piments rouges, l'eau-de-vie aux cinq céréales et Sun Likun.
Yan Geling est née à Shangaï en 1958, dans une famille d'intellectuels marquées par les événements politiques du pays, ce qui explique que ses écrits soient imprégnés par l'histoire de son pays et de ses proches.
Enfant, elle se passionne pour la danse. En 1979, lors du conflit sino-vietnamien, elle devient correspondante de guerre. Elle quitte ensuite l'armée en 1983, mais ne s'arrêtera jamais d'écrire. Elle publiera son premier roman en 1986. Si vous désirez en savoir davantage sur elle, je vous invite à consulter sa Biographie ICI.
"Le serpent blanc" dans la présente édition est traduit et présenté par Brigitte Duzan, chercheuse indépendante en littérature et cinéma chinois qui anime à l'Université de Paris, un Cycle de Littérature et cinéma chinois et un Club de Lecture chinoise. C'est un livre qui est paru pour la première fois en 1998.