Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
De là-bas, elle n'a pas rapporté grand-chose, quelques vêtements, quelques objets, sa pile de "Photoplay". Il lui demande souvent de lui décrire ce moment où il a fallu faire ses valises, il veut qu'elle lui raconte par le menu comment on s'y prend pour quitter sa maison, son pays, ce qu'on décide d'emporter, de laisser, le regard qu'on pose sur les choses, le temps dont on dispose pour faire ce tri.
A Paris dans les années 60, une famille vient d'acquérir sa première télévision noir et blanc, un luxe encore à cette époque. Les parents écoutent attentivement une conférence de presse du Général de Gaulle. Le fils, âgé de 13 ans ne comprend pas grand chose à ce qu'il raconte, il voit juste que ses parents sont en colère. Des questions le hantent auxquelles personne ne répond. Il ne sait pas quel est le pays que ses parents ont quitté alors que sa mère l'attendait, car ils ne lui ont jamais rien dit. Il est bouleversé à l'idée qu'un jour il lui faudra peut-être lui aussi tout quitter pour partir loin d'ici, où il est né.
Il pose des questions et cherche à comprendre pourquoi sa mère a rempli ses valises de magazines de mode, qu'est-ce qu'elle a choisi de laisser derrière elle pour toujours, qu'est devenue sa famille. Il faut dire qu'elle aime à la folie tout ce qui touche au cinéma hollywoodien. Elle passe ses journées à parler de ses héroïnes préférées, se fait faire des robes par la voisine qui est couturière afin de mieux s'imprégner des scènes cultes, s'invente une vie de rêve. De plus, elle sait profiter de son charme, et son mari la laisse faire. Lui est plutôt grave et peu bavard, le lecteur comprendra pourquoi au fil des pages.
Mais ce sont des parents aimants même si la vie a failli les séparer, si le destin s'est mis en travers de leur route, et qu'il leur a fallu tout quitter pour continuer à vivre.
Peu à peu, tout en s'occupant de sa jeune sœur qui souffre d'une dysplasie congénitale de la hanche et doit bientôt faire un long séjour à l'hôpital, le jeune garçon rassemble peu à peu des éléments de réponse et surprend des conversations qui ne lui étaient pas destinées.
Pourquoi ses parents ont-il quitté leur pays ?
Que faut-il emporter dans les valises, parmi tous les souvenirs du passé, quand on sait qu'on ne reviendra jamais ?
Quels mots du Général ont ainsi mis ses parents en colère ? Et pourquoi ?
Sur le trajet du retour, elle peste, soupire, ne cesse de dire qu'elle déteste la télévision, que c'est le diable dans la maison, qu'elle préfère le cinéma. Elle verra désormais les films sans avoir à sortir de chez elle, dit son père, en chemise de nuit même si elle veut. Et pourquoi pas en chaussons ? Un film, ça se regarde habillée et maquillée, cingle-t-elle. Jamais elle ne supportera d'être ainsi diminuée face à toutes ces actrices pimpantes.
Au salon, son regard se pose d'emblée sur la photo de ce grand-père resté là-bas, trop vieux et trop malade pour partir, dit-elle dans l'escalier, voyant peu à peu son monde se réduire aux dimensions de sa maison, son fauteuil, son lit, et quand il s'entend demander, vous vous êtes embrassés ? vous avez pleuré ? tu l'appelais papa ? il sait désormais que, sous ses questions, il cherche une image, une scène précise ; ce moment où les familles se fracturent, se fendent, où les enfants partent vivre et grandir là où leurs parents ne sont jamais allés, n'iront jamais.
Voilà un roman à la fois étrange et bouleversant...
Le narrateur est le jeune garçon, ce qui donne une ambiance particulière car beaucoup de choses sont suggérées au lieu d'être expliquées clairement.
C'est un roman très littéraire, et j'ai mis pas mal de temps à entrer dans l'histoire. Le lecteur ne sait rien de cette famille qui est partie un jour de son pays d'origine pour venir s'installer à Paris. Peu à peu, en même temps que le jeune garçon comprend, des bribes de réponses apparaissent. Il est question de la guerre des six jours, de la fameuse phrase du Général qui a créé la polémique et choqué les juifs de France.
C'est un roman que je trouve à la fois très fort et qui me touche profondément, tout en me laissant par moment sur le bord de la route...avec plus de questionnements que de réponses.
Le fait que l'histoire de ce jeune garçon et de sa famille soit entourée de mystères, donne finalement au récit, un caractère universel car il s'adresse à tous les exilés de la terre. C'est un roman qui nous parle de survie, de l'angoisse d'arriver dans un pays inconnu dont la plupart du temps, les exilés ne comprendront pas toutes les subtilités de la langue, du fait qu'ils chercheront tous à protéger leurs enfants pour qu'eux n'aient jamais à vivre ce qu'ils ont vécu. Ainsi ils ne diront rien des conditions et des raisons de leur départ, ni de la souffrance de l'exil.
C'est pour cela que le titre est particulièrement évocateur car nous les lecteurs qui n'avons pas vécu l'exil, ou un exil différent de cette famille, ne pouvons être que des "spectateurs", comme le seront aussi malheureusement leurs enfants...même s'ils sont à la recherche de leurs racines et cherchent à se rapprocher de leurs parents pour mieux les comprendre.
Malgré le flou, le mystère, les propos non expliqués que j'ai du interpréter peut-être en commettant des erreurs, j'ai fini par lâcher prise, par ne plus me poser de questions et je me suis laissée porter par l'histoire de cette famille d'exilés et j'ai eu du plaisir à le faire.
C'est le second roman de Nathalie Azoulai que je lis (voir la chronique de "Titus n'aimait pas Bérénice" ICI) et je m'habitue peu à peu à sa plume très littéraire et ciselée, une plume à découvrir assurément.
Quand la nuit tombe, quand le parc se vide, il vient s'asseoir et il parle au hêtre pourpre. Deux fois centenaire, expliquent les jardiniers. Quand il leur demande s'il mourra, ils répondent qu'il était là avant eux et qu'il sera là après eux. Il n'ose demander s'ils l'incluent dans ce "eux" mais cette réponse l'enchante, comme si le temps devenait une ligne continue, sans suture ni fracture, comme s'il était possible d'être né quelque part, d'y vivre et d'y mourir.
Les chocs mettent parfois du temps à descendre dans les corps, attendent, tapis, ne les brisent qu'à retardement.