Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
La marquise de R... n’était pas fort spirituelle, quoiqu’il soit reçu en littérature que toutes les vieilles femmes doivent pétiller d’esprit. Son ignorance était extrême sur toutes les choses que le frottement du monde ne lui avait point apprises. Elle n’avait pas non plus cette excessive délicatesse d’expression, cette pénétration exquise, ce tact merveilleux qui distinguent, à ce qu’on dit, les femmes qui ont beaucoup vécu. Elle était, au contraire, étourdie, brusque, franche, quelquefois même cynique. Elle détruisait absolument toutes les idées que je m’étais faites d’une marquise du bon temps. Et pourtant elle était bien marquise, et elle avait vu la cour de Louis XV...
Aujourd'hui je vous propose une courte nouvelle, œuvre de George Sand, qui fait encore une fois partie des écrits classés comme féministe de l'auteur.
"La Marquise" a eu une drôle de vie.
A quinze ans à la sortie du couvent, elle a été contrainte d'épouser un homme de cinquante ans, méprisant et égoïste qui la dégoûtera à jamais des autres hommes.
Devenue veuve très jeune, à seize ans, elle se lie pour avoir la paix et surtout, ne plus subir les assauts répétés des autres hommes, au Vicomte de Larrieux à qui elle restera fidèle jusqu'à sa mort. Il n'est pas vraiment préoccupé par sa jeune compagne et ne désire qu'étaler sa beauté. En fait, il ne s'intéresse réellement qu'aux biens matériels. Mais là voilà protégée à jamais de l'ambiance libertine du XVIIIe siècle qu'elle exècre.
Le vicomte de Larrieux vient de décéder à quatre-vingt-quatre ans. La marquise en a soixante-cinq. C'est ce qui déclenche chez elle l'envie de se confier. Ce qu'elle va faire...
Nous apprenons son histoire au fur et à mesure qu'elle la raconte au narrateur, avec confiance. C'est un tout jeune homme qui ne sait rien ou presque des décennies précédentes et finalement peu de chose des femmes. Il commence par nous présenter la marquise en des termes peu flatteurs...comme une belle femme certes, mais pas très intelligente, et de plus aujourd'hui fanée par les années.
Le narrateur écoute cette confession avec ennui, ce qui aiguise notre curiosité de lecteur, car bien entendu, nous allons être surpris par les révélations qui nous seront faites.
Le lecteur découvre que la Marquise a aimé avec passion, mais en restant chaste et donc d'un amour platonique, un homme qui a eu le mérite de la faire rêver...alors qu'elle avait déjà renoncé depuis longtemps au bonheur.
Il s'appelait Lélio. Il était beau et italien. C'était un saltimbanque qui transforma la vie de la Marquise pendant plus de cinq ans en lui redonnant goût à l'existence. Pourtant, il était peu apprécié par les autres spectateurs et souvent sifflé pour ses prestations médiocres sur scène. Mais elle était transcendée dès son apparition, elle trouvait son jeu magnifique.
Était-elle amoureuse de l'homme, quelconque et même carrément vulgaire avec ses pairs, ou bien des multiples personnages que Lélio interprétait avec brio sur scène ? Ou bien encore était-elle amoureuse de ses propres rêves et de son propre idéal d'amour ?
A vous de voir en lisant cette courte nouvelle, divisée en trois chapitres, écrite avec beaucoup de finesse par George Sand en 1832 et publiée pour la première fois dans la "Revue de Paris", en décembre de la même année.
C'est un texte que je n'avais jamais lu et que j'ai découvert avec grand plaisir.
Je pris les hommes en aversion et en dégoût. Leurs hommages m’insultèrent ; je ne vis en eux que des fourbes qui se faisaient esclaves pour devenir tyrans. Je leur vouai un ressentiment et une haine éternels.
C’était un homme qui, en fait d’art, n’était pas plus de son siècle qu’en fait de mœurs je n’étais du mien. Ce fut peut-être là le rapport immatériel, mais tout-puissant, qui des deux extrémités de la chaîne sociale attira nos âmes l'une vers l'autre.
Lélio était petit et grêle ; sa beauté ne consistait pas dans les traits, mais dans la noblesse du front, dans la grâce irrésistible des attitudes, dans l’abandon de la démarche, dans l’expression fière et mélancolique de la physionomie. Je n’ai jamais vu dans une statue, dans une peinture, dans un homme, une puissance de beauté plus idéale et plus suave. C’est pour lui qu’aurait dû être créé le mot de charme, qui s’appliquait à toutes ses paroles, à tous ses
regards, à tous ses mouvements.
Le lecteur découvre le poids des préjugés de l'époque et en particulier le cloisonnement entre les différentes classes sociales, mais aussi le libertinage qui était de mise à la cour, sous Louis XV. Au-delà de cette immersion dans le XVIIIe siècle, c'est encore une fois une critique de la condition féminine que l'auteur nous invite à découvrir.
Cette femme, la Marquise, ne nous apparait pas comme très sympathique au départ, superficielle, peu encline à réfléchir sur ses actes, effacée et soumise. Au fur et à mesure de notre lecture, elle va nous apparaitre bien différente.
Enfermée par sa condition de femme et de marquise, elle est finalement vulnérable et entièrement dépendante du désir des hommes. Elle ne sait pas comment échapper à sa condition...de plus elle n'est pas heureuse.
L'auteur décrit avec pudeur, ce sentiment de dégoût qu'elle ressent, tellement éloigné du désir féminin, un sentiment entièrement lié au comportement des hommes qu'elle a croisés sur son chemin. Elle sait par avance que tout ne peut être que déception pour elle, car aucun ne se penchera sur ce qu'elle désire vraiment.
Mais quand elle découvre sa passion pour Lélio, qu'elle juge au départ indigne d'elle car leur différence de classe est une entrave à leur amour, elle va user de ruse et déjouer l'attention du Vicomte de Larrieux, assez jaloux de nature de sa beauté, pour arriver à ses fins et se rendre au théâtre où elle peut laisser libre cours à sa passion...
Mais cette passion n'est pas pour autant idyllique. Les sentiments sont complexes et la marquise est au départ fortement déçue par Lélio quand elle le croise en dehors de la scène. Sans ses habits de comédien, il n'est plus le même ! Il n'est plus celui qui correspond à son rêve. Elle se sent décalée par rapport à l'époque dans laquelle elle vit et a du mal à accepter d'être confrontée à la réalité puisque celle-ci ne correspond pas à ses rêves...
Elle-même est d'ailleurs soit dit en passant, prisonnière de sa propre représentation de l'amour, de son rêve de prince charmant entre autre et c'est justement la complexité de ses sentiments qui rend cette nouvelle intéressante.
Une nouvelle de 76 pages à peine qui nous parle de liberté, d'inégalité entre les hommes et les femmes, mais également de l'art du comédien et de la puissance du théâtre...
Encore une fois, si vous désirez la lire, vous pouvez la trouver en e-book gratuit sur le site ICI.
Dans ce temps-là, on jouait la tragédie décemment ; il fallait avoir bon ton, même en donnant un soufflet ; il fallait mourir convenablement et tomber avec grâce. L’art dramatique était façonné aux convenances du beau monde ; la diction et le geste des acteurs étaient en rapport avec les paniers et la poudre dont on affublait encore Phèdre et Clytemnestre.
De ce soir seulement je compris l’espèce d’amour qui m’enchaînait à Lélio : c’était une passion tout intellectuelle, toute romanesque. Ce n’était pas lui que j’aimais, mais le héros des anciens jours qu’il savait représenter ; ces types de franchise, de loyauté et de tendresse à jamais perdus revivaient en lui, et je me trouvais avec lui et par lui reportée à une époque de vertus désormais oubliées.