Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Les souvenirs sont des fantômes, ils traversent nos peaux et nos rêves.
Voici l'histoire en partie romancée d'Evelyne Pisier (Lucie dans le roman) et de sa mère (Mona dans le roman), racontée par Evelyne Pisier elle-même et son éditrice, Caroline Laurent.
Evelyne Pisier est née en Indochine en 1941. C'est la sœur de l'actrice Marie-France Pisier, qui n'apparait pas dans le livre d'ailleurs ce qui au début m'a beaucoup étonnée. Enseignante à la Sorbonne, agrégée de droit public, elle a été directrice du livre et de la culture, écrivain et scénariste.
Elle est décédée en 2017, alors que le roman n'était pas achevé, mais son éditrice lui avait promis de le terminer et de le publier, en partant des nombreuses notes qu'elle lui avait laissées.
J'ai aimé entrer dans sa vie mouvementée, et dans celle de sa mère, car elles ont toutes deux traversé des décennies d'histoire contemporaine. En effet, les grands sujets qui ont agité le XXe siècle sont tous abordés dans le roman : la décolonisation, la lutte pour les droits de l'homme, les droits des femmes, les droits des homosexuels, la révolution cubaine...
Caroline Laurent a tenu sa promesse, car une étroite amitié les reliait, au-delà de leur différence d'âge. L'histoire de cette amitié, faite de tendresse et de respect mêlés, est très bien expliquée dans le roman par petites touches discrètes : le récit de leurs échanges ; le questionnement en cours d'écriture, les liens d'amitié qui se sont créés au fur et à mesure du temps (six mois à peine) ; leurs deux vies parfois mises en parallèle, tout cela entrecoupant les chapitres du roman et nous le rendant encore davantage vivant et émouvant.
"C'est fou. Quand on te répète en permanence qu'il y a des races et que sont elles qui fondent les rapports humains...Quand la religion est partout, qu'on t'élève dans l'antisémitisme, la haine des protestants, des homos, des métèques...Comment as-tu fait ? Et ta mère ? Ta mère ! Elle a grandit avec ses idées-là, elle les a partagées avec son mari...
Comment avez-vous fait pour vous affranchir de tout ça ? "
Evelyne me ressert un verre de vin en souriant : "C'est tout l'objet du livre, non ?"
Mona Desforêt est une toute jeune femme charmante mais naïve lorsqu'elle épouse son mari, André, un haut fonctionnaire maurrassien qui soutiendra ensuite Pétain. Il est raciste et antisémite, et sa petite famille vit sous son autorité et, doit penser comme lui, sans remettre en question ses idées. Mona n'est pas toujours d'accord, mais elle n'exprime pas sa propre opinion, ce qui pourrait déclencher des foudres dont elle se passe bien. Son mari peut devenir violent pour une broutille, mais elle est profondément amoureuse de lui et l'accepte. En Indochine, où il est affecté, ils ont une vie facile et bourgeoise de colon, du personnel de maison, des chauffeurs à leur service.
Mais c'est la seconde guerre mondiale et l'occupation japonaise. Les occidentaux sont arrêtés, certains seront massacrés. Mona est emprisonnée avec sa petite fille, Lucie (Evelyne) alors âgée de 4 ans.
Un an après, à leur sortie de prison, la famille s'enfuira en Nouvelle-Calédonie où Mona espère commencer une nouvelle vie.
La vie, il faut le dire, est plutôt idyllique pour eux à Nouméa, mais le racisme est également bien présent. Mona ne croit plus dans les idées de son mari qu'elle aime pourtant toujours, et elle rencontre une bibliothécaire (seul personnage fictif du roman) qui lui fait découvrir Simone de Beauvoir. La lecture du livre "Le deuxième sexe", la plonge dans la nostalgie mais la révèle à elle-même, elle rencontre un autre homme qui deviendra son amant.
C'est le début d'une prise de conscience de son mal-être, de son ennui. Elle demande le divorce et s'enfuit en France, à Nice où elle va faire une formation pour devenir secrétaire et acquérir ainsi son indépendance financière, clé de la liberté. Ne plus dépendre de personne, assumer sa vie familiale...Bien entendu ses idées influencent celles de ses enfants qui grandissent tout en aimant, et à la fois détestant, leur père.
Mona va s'engager dans les causes féministes, créer un centre d'accueil qui deviendra plus tard le planning familial. L'égalité homme-femme, le droit à disposer de son corps, l'avortement, sont ces nouveaux combats.
Lucie grandit à ses côtés, petite fille marquée par la séparation avec ses nourrices tant aimées, le racisme de son père, l'emprisonnement lors duquel elle a compris beaucoup de choses non dites, comme la violence, les viols que sa mère a subis, les brimades, l'humiliation, tous sujets encore tabous, préposés au silence.
Dans cette nouvelle vie, les études sont valorisées et les jeunes femmes peuvent choisir leur avenir. Julie est brillante !
Elle s'engage auprès de sa mère, mais aussi avec un groupe de jeunes qui se battent pour la libération des opprimés. Dans les années 60, le militantisme de gauche est très actif dans les universités et la révolution sexuelle est en marche. Elle part à Cuba, elle en rêvait et là-bas, elle va croiser sur sa route... Fidel Castro.
Je crois que les mères mentent. Qu'il n'y a rien de plus triste que cette seconde où l'enfant s'en va_ pour ses études, pour se marier, pour vivre sa vie. Elles se félicitent, bien sûr, ont rempli leur part du contrat, l'enfant est autonome et peut affronter l'existence, mais quoi ? la solitude, la nostalgie ? Ce ne sont pas des cadeaux. Les mères sont égoïstes, les enfants encore plus. Chacun prend à l'autre quelque chose qu'il ne lui rendra pas...
Voilà un roman émouvant et passionnant que j'ai dévoré en quelques jours à peine, tant j'ai eu envie de connaître la suite. Je l'avais noté depuis longtemps mais je n'avais pas eu l'occasion de l'emprunter à la médiathèque.
Mona et Lucie sont deux femmes terriblement attachantes. Mona s'affranchit de son milieu social, remet en cause son éducation et les idées de son mari, pour vivre sa propre vie, même si cela n'est pas facile pour elle, et que cela la marquera pour toujours, elle ne veut pas que ses enfants vivent la même chose qu'elle.
Le fait que le roman s'ancre dans la Grande Histoire a été pour moi une très belle surprise. Tout sonne juste. C'est vivant et le lecteur en oublie les passages romancés.
Ce roman autobiographique a remporté dès sa sortie, le Grand Prix des Lycéennes de ELLE, le Prix Marguerite Duras et le Prix Première Plume.
Il est bien évident que la dernière affaire en date, concernant la famille d'Evelyne Pisier, et en particulier son dernier mari, est venue me hanter tout au long de ma lecture...mais j'ai voulu rester honnête avec ce livre et le lire pour ce qu'il est : l'histoire de deux femmes qui se sont battues pour leurs idées et qui ont fait évoluer leurs conditions de femmes envers et contre tout.
Un autre avis chez Zazy ICI,