Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Si tu es enfermée dans une pièce et que personne ne vient te sauver, que fais-tu ? Tu frappes sur les murs, tu casses les fenêtres. Tu dois grimper, sortir de là et te sauver. Il est évident que pleurer n'a jamais aidé qui que ce soit à vivre...
Da Shan et Ours volant avaient été forcés de critiquer Zhuli, Vrille et Wen le Rêveur. Ces dénonciations seraient affichées au matin.
- Traitez-la de fille de sale droitière, leur avait ordonné Ba Luth. Il le faut. Allez, écrivez. Ne me regardez pas comme ça. Ce n'est rien, seulement des mots.
Da Shan fit un pâté. Son père jeta l'affiche et le fit recommencer.
- Da Shan, si tu ne dénonces pas Zhuli, ce sera encore pire pour elle. Ils reviendront en disant qu'elle est un démon, qu'elle s'est infiltrée dans nos vies. Laissons-les nous humilier, si c'est ce qu'ils veulent. Mieux vaut être humble, tu ne crois pas ? Tu ne voudrais pas que ton pauvre père, que tes frères perdent la vie ?
L'adolescent trempa son pinceau en tremblant. Avec soin, il traça le nom de Zhuli.
Les gens savaient que la famille et les liens du sang étaient réels. Ils savaient que la vie ordinaire avait déjà existé. Mais personne ne pouvait leur dire pourquoi, du jour au lendemain et sans raison valable, tout ce qui leur était cher avait été réduit en poussière.
A Vancouver en 1990, la narratrice, Marie Jiang (ou Jian Li-ling selon son prénom chinois) a 10 ans. Elle vit seule avec sa mère, depuis le tragique suicide de son père, quelques mois auparavant. Kai avait décidé de les quitter pour retourner en Chine alors que lui-même, étant réfugié politique, n'en avait plus la nationalité. Il résidait à Hong-Kong lorsqu'il s'est jeté de la fenêtre de son hôtel, un geste resté inexpliqué pour toutes les deux...Jiang Kai était un pianiste célèbre.
Toutes deux accueillent chez elles une jeune fille qui a fui la Chine par le Kirghizistan, après les événements de Tian'Anmen. Elle s'appelle Ai-Ming, n'a que 19 ans et est très éprouvée par son long voyage solitaire, loin de sa propre famille. Elle a perdu son père, elle-aussi, durant les manifestations et sa mère a préféré la savoir loin d'elle, mais en vie. Elle n'a pas de papier et n'ose pas sortir de la maison. Elle est accusée d'avoir participé aux événements et elle est donc activement recherchée par le gouvernement de son pays.
Peu à peu Ai-Ming va s'intégrer dans la famille et Marie va s'apercevoir que leurs deux familles se connaissent depuis fort longtemps. Elle voudra en savoir plus, d'autant plus qu'elle découvre que le vieux carnet calligraphié intitulé "le livre des traces" qu'elle et sa mère ont découvert dans les affaires de Kai, a été écrit de la main même de Pinson, le propre père de Ai-Ming...un des compositeurs parmi les plus réputés de Shanghai, qui comme tant d'autres a été obligé, à la fermeture du Conservatoire et suite à la destruction des 500 pianos, de travailler dans une usine.
Ai-Ming se décide à raconter à la petite Marie l'histoire de sa famille. Une famille qui a vécu tout un pan de l'histoire du pays, de la fin de la seconde guerre mondiale aux événements récents...
Marie découvre que des liens puissants et indestructibles réunissent leurs deux familles et que, leurs pères ont été très proches, et ont partagé un amour démesuré pour la musique jusqu'à ce que Kai fuit la Chine dans les années 70.
Elle découvre aussi, un père qu'elle n'a pas eu le temps de connaître, sa jeunesse, ses projets et ses rêves brisés par la Révolution Culturelle.
Mais un jour Ai-Ming les quitte pour tenter de passer au USA. Au bout de quelques temps, elle ne donnera plus jamais signe de vie...
Des années après, alors que sa mère est sur le point de mourir, Marie lui promet qu'elle ne cessera jamais de la chercher.
A 27 ans, elle partira en Chine sur les traces d'Ai-Ming et, en marchant dans les pas de Pinson et de sa famille, ce sera sa propre histoire qu'elle va découvrir...
Quand les manifestations ont commencé, les étudiants demandaient des choses toutes simples. Il ne s'agissait pas au départ de changer le système ni de renverser le gouvernement, et encore moins le Parti. Il était seulement question d'avoir la liberté de vivre où on le souhaitait, d'exercer un métier qu'on aimait. Toutes ces années, nos parents ont dû faire semblant...
De toutes les choses qu'une personne connaît se demanda-t-elle, combien valent mieux d'être oubliées ?
C'est à la fois une saga familiale durant trois générations et un poignant récit d'une partie de l'histoire de la Chine, racontée du point de vue de plusieurs membres de la même famille.
Les personnages sont attachants d'autant plus que l'humain est au centre de l'écriture et que le lecteur entre dans l'intimité et le vécu des familles. Les citer tous seraient beaucoup trop long.
Il découvre avec plaisir la famille d'Ai-Ming, fait connaissance avec sa grand-mère surnommée Grand-mère Couteau, son grand-père, et ses oncles et... surtout Pinson, son père, doué pour la musique et devenu un compositeur hors pair. Il découvre aussi Vrille, la grand-tante et son mari Wen le rêveur, qui seront dénoncés comme étant des "propriétaires bourgeois" et envoyés dans les camps de rééducation, laissant auprès de leur famille, leur petite fille Zhuli, qui deviendra une merveilleuse violoniste mais ne pourra survivre à la Révolution Culturelle...
Le roman est divisé en deux parties dont la seconde est chronologiquement inversée.
La partie 1, raconte l'histoire de la famille d'Ai-Ming, les liens qui unissent Kai le père de Marie, et Pinson, le père d'Ai-Ming. Leur jeunesse, leurs espoirs et ce qu'ils ont tous deux partagés avec Zhuli au Conservatoire. Elle est divisée en chapitre de 1 à 8. La seconde partie, appelée partie 0, reprend tous les événements importants en les enrichissant des découvertes de Marie, devenue adulte, et les chapitres sont alors annotés de 7 à 1.
La "CODA" qui je le rappelle ici est le terme utilisé par les musiciens pour indiquer la fin d'un morceau de musique, termine le roman. La narratrice tente de donner un sens à la disparition mystérieuse d'Ai-Ming en imaginant une fin possible... A-t-elle voulu adopter une nouvelle identité ? Est-elle repartie à l'étranger ? Le lecteur ne le saura jamais...comme il ne saura jamais comment se termine, ni qui a écrit à l'origine le "livre des traces", cette saga romanesque qui constitue un roman dans le roman et que plusieurs personnages du livre recopient chacun leur tour, en y apportant des changements au fur et à mesure du déroulé de l'histoire, et en inventant une suite qui n'existe pas dans la version précédente.
C'est un roman intense mais complexe et très érudit, donc parfois difficile à lire que l'on ne peut découvrir d'une seule traite car il demande de nombreuses pauses. La parole est donnée le plus souvent à Marie. Mais le lecteur ne s'ennuie pas car les événements s’enchaînent et nous font passer des moments joyeux et paisibles aux drames : tout est raconté du point de vue de l'individu.
Vous vous en doutez, l'histoire de la Chine est omniprésente et n'est pas simple. De plus les prénoms chinois se ressemblent beaucoup et c'est parfois difficile de les distinguer. Heureusement pour se retrouver parmi les membres des deux familles, un arbre généalogique est proposé.
Les amoureux d'histoire retrouveront donc les principaux événements ayant eu lieu dans le pays durant le XXe siècle. Tout d'abord la Révolution culturelle à la fin des années 60 et la violence du régime de Mao, la répression, les dénonciations, les familles entières envoyées dans des camps de travail et dont plus personne n'entendra jamais parler, l'obligation d'avouer des fautes qu'on n'a pas commises, lors des séances d'autocritique et surtout l'impossibilité de se révolter, la nécessité d'accepter l'inacceptable, comme par exemple, la séparation avec les proches, le travail qu'on n'a pas choisi...
Puis le lecteur vit l'arrivée au pouvoir de Deng Xiaoping à la fin des années 70 et les réformes proposant la modernisation du pays. Enfin, avec la mort de Hue Yaobang, ancien secrétaire du Parti, qui déclenche des manifestations qui entraîneront les terribles événements de la place Tian'anmen en 1989, nous revivons la fin tragique : l'armée intervient le 4 juin faisant des milliers de morts parmi les civils.
Cela dit ce n'est pourtant pas un roman historique. Il ne décrit jamais les faits bruts mais nous les fait vivre, à travers le vécu des différents personnages, ce qui rend ce roman totalement poignant.
J'ai aimé les passages poétiques, les descriptions des paysages et des situations, et aussi les pages où l'auteur intègre les idéogrammes chinois et leur signification.
Les mélomanes adoreront l'importance de la musique qui imprègne tout le récit car il n'y a pas une page qui ne se passe sans musique, sans création, sans partition, sans Prokofiev, Bach ou Beethoven et autres compositeurs célèbres...la musique est le lien entre les hommes, leur refuge, ce qui les maintient en vie, leur donne envie de poursuivre, encore et toujours, leur quête de liberté. Les pages sur la musique font partie des plus belles du roman...
Et à chaque page, les liens familiaux ou amicaux, l'amour, la solidarité sont les plus forts, traversant les années, même si parfois ils ne suffisent pas à maintenir en vie les personnages, auxquels le lecteur ne manque pas de s'attacher...et qu'il regrette de quitter sans savoir ce qu'ils vont devenir.
C'est un roman remarquablement écrit et un moment de lecture très fort, inoubliable, un roman qui me poursuit alors que je l'ai refermé depuis plusieurs jours et qui, j'en suis certaine, marquera mon année de lecture.
Merci à Babelio et aux éditions Phébus de m'avoir sélectionné pour participer à cette Masse critique exceptionnelle. Ils m'ont permis de découvrir ce merveilleux roman qui a déjà reçu plusieurs prix littéraires.
...il est imprudent de croire qu'une histoire a une fin. Il y a autant de fins possibles qu'il y a de débuts.
C'est simple d'écrire un livre. Plus simple encore quand le livre existe déjà, qu'il a été transmis d'une personne à une autre sous différentes versions, permutations et variations. Une seule personne ne peut raconter une histoire aussi vaste, et il y a bien sûr des chapitres manquants dans mon propre livre des traces...