Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je veux rester à la maison car la prison me manque. Oui, c'est la vérité, la taule me manque. Titta, Stefano, la puanteur des chiottes, le matelas pourri, le trou devant lequel je fumais...je comprends à présent à quel point cela me protégeait. Certes, je m'y sentais une nullité, mais j'étais en bonne compagnie.
Ces baraques n'existent plus. Il n'en est pas resté la moindre trace, car les efforts des pauvres gens ne laissent jamais de traces. Les manuels scolaires n'en ont pas conservé non plus le témoignage...
Ninetto, 57 ans, est incarcéré à Milan depuis 10 longues années.
Là, dans la cellule dont il va bientôt sortir, il repense à son enfance passée en Sicile, au temps où il était surnommé "sac d'os" par ses camarades de classe, tant il était maigre.
Heureux à l'école malgré les moqueries de ses camarades, féru de poésie, le jeune Ninetto, âgé de 9 ans est pourtant obligé d'aller travailler aux champs avec son père lorsque sa mère tombe subitement malade. Ils sont pauvres, les médicaments coûtent chers et ne servent à rien, et même l'instituteur, leur voisin, ne peut rien faire pour lui. Il a faim, il est maltraité et tout le monde autour de lui trouve ça normal.
C'est alors qu'il fait la connaissance d'un ami de son père, Giuvà qui économise pour partir à Milan et propose de l'emmener avec lui. Poussé par son père à quitter la Sicile, il va très vite, alors qu'il n'a que 10 ans, trouver un boulot de coursier pour une blanchisseuse. Mais la vie à Milan est misérable. Rien n'est simple et tout se gâte quand Ninetto découvre que Giuvà s'est approprié l'argent que le père lui avait remis pour prendre soin de lui et qu'il ne manque de rien...
Il décide alors de se débrouiller seul...jusqu'à l'âge requis pour entrer à l'usine, où il trouvera un emploi chez Alfa Romeo et où il travaillera à la chaîne plus de 30 ans.
En parallèle de son récit de vie, Ninetto nous parle de sa vie en cellule où ils vivent entassés à sept personnes dans un manque absolu d'intimité.
Mais quand l'heure de la sortie tant attendue a sonné, malgré son désir de retrouver rapidement du travail, et la tendresse dont l'entoure Magdalena, sa femme, Ninetto voit bien que tout a terriblement changé... et qu'il lui faut réapprendre à vivre dans ce monde qu'il ne reconnaît plus.
Je ne suis pas poète, je le sais. Et je ne le deviendrai pas, maintenant que j'ai cinquante-sept ans et que je me sens vieux. Autrefois, pendant que je trimais ou marchais dans la rue, il m'arrivait de me dire de beaux mots et j'avais l'impression qu'ils formaient un poème.
Le train qui descend n'est pas le même que le train qui monte. C'est une autre histoire. Ses voitures vides sont éloquentes, elles disent le vide de la région vers laquelle on se dirige. Vide de travail, vide d'occupations, vide des gens qu'on pense revoir et qui ne sont plus là.
C'est petit à petit que le lecteur comprend pourquoi Ninetto est en prison, ce qu'il a fait est impardonnable, bien sûr, mais se comprend au regard de ce qu'il a vécu dans le passé. Tout le drame de sa vie nous apparaît. Son grand besoin d'amour et son désir de protéger les siens à tout prix expliquent son geste.
Les pages où il parle de son enfance, de la misère de sa famille puis des années de lutte en ville pour subvenir à ses moyens sont bouleversantes de réalisme. Je reconnais que je ne savais pas, ce qui est rappelé en fin d'ouvrage, qu'à la fin des années 50 et au début des années 60, l'émigration enfantine en Italie était aussi importante, tandis qu'en France, à cette époque-là, les conditions de vie étaient différentes.
Malgré le contexte difficile, ce livre n'est pas pour autant triste du début à la fin. S'il est teinté de nostalgie et parle beaucoup de pauvreté, de solitude, d'exil, et d'immigration et nous ramène aux problèmes d'aujourd'hui, il est aussi empli d'humour et de malice.
Au delà de l'histoire développée dans le roman et des explications sur la vie quotidienne de cette famille exilée, ce livre est un témoignage émouvant et réaliste des difficultés vécues par ces enfants pauvres, obligés de quitter leur famille et leur région natale pour tenter de survivre en ville. Il est normal que de nombreuses blessures et traumatismes aient perturbé leur vie durant, ces garçons calabrais ou siciliens qui ont connu la solitude, la faim et, la plupart du temps, l'exploitation par des adultes sans scrupule, voire la maltraitance.
Il faut souligner que peu de livres retracent le parcours de ces êtres meurtries, de ces milliers d'ouvriers venus grossir les effectifs des usines du pays à bas coûts et dans des conditions dignes de l'époque de Zola.
Ce roman est remarquablement construit et ne peut nous laisser indifférent. C'est à la fois une chronique sociale de l'Italie d'après-guerre mais aussi un roman sur l'exil, sur la réadaptation après une incarcération dans un monde devenu méconnaissable, et sur le besoin vital de se retrouver auprès des siens et de transmettre quelque chose à sa descendance, pour laisser une trace de son passage sur terre et se dire qu'on n'a pas vécu tout ça pour rien...
Moi je serais bien allé chercher un pauvre petit diable quelque part sur la planète. peu m'importait qu'il vienne d'un autre ventre et d'une autre semence que la mienne. L'affection et la protection que je lui aurais offertes auraient suffi pour qu'il devienne mon fils. Sans la terre chaude, sans les mains du paysan, sans le soleil, une graine ne signifie rien, les gens devraient le savoir.
Marco Balzano est né à Milan en 1978, où il vit et travaille comme professeur de lycée. Ses deux premiers romans, couronnés par plusieurs prix, ont reçu un très bel accueil. Avec "Le dernier arrivé", succès critique et de librairie, Marco Balzano a remporté le prix Campiello 2015, l'un des plus prestigieux prix littéraire italien.
Un auteur à découvrir absolument !