Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Ainsi me retrouvai-je à demander "Je vous appelle pour avoir un renseignement, pourriez-vous me dire si votre entreprise a incinéré un homme appelé Daniel Sullivan, il y a vingt ans, un jour de la fin du mois de mai ?" Oui : pour ne rien ajouter au surréalisme de la situation, mon grand-père et moi partageons le même nom. Il y eut des fois où, au coeur de la nuit, j'eus l'impression de traquer mes propres cendres, celle de l'homme que j'étais avant.
Je vais vous parler aujourd'hui du dernier roman du célèbre auteur irlandais, Maggie O'Farrell. J'ai beaucoup apprécié de recevoir ce roman grâce à l'opération Masse Critique de Babelio et au partenariat avec l'éditeur.
En effet je n'avais lu qu'un seul livre d'elle, un roman que j'avais d'ailleurs fortement apprécié et chroniqué sur ce blog : il s'agit du roman intitulé, En cas de forte chaleur".
Depuis j'avais noté cet auteur à maintes reprises sur mes listes, sans jamais me décider pour autant : il y a tant d'autres auteurs à découvrir.
La lecture d'aujourd'hui me conforte dans l'idée que c'est un auteur qui aime aller au fond des êtres et nous livrer tout en finesse, une belle étude psychologique de ses personnages.
Il faut savoir que j'avais tenté d'appeler plusieurs fois Nicola depuis les États-Unis. Plusieurs fois, sans succès. Il faut savoir que je lui avais écrit...
Aucune réponse évidemment, et ce fut ainsi que la douleur émergea, irritante, piquante, de plus en plus forte. Rejeté quelqu'un était une chose, mais ne même pas daigner lui répondre ? Cette réaction me laissait coi.
Nous sommes en 2010 dans une maison du Donegal en Irlande, au bout d'une piste que l'on ne peut atteindre que si on sait que la maison se trouve là, au bout du chemin sur lequel il va falloir ouvrir (et refermer) pas moins de douze portails...avant d'atteindre la route qui ne se situe pourtant qu'à 1 km à vol d'oiseau.
Là, dans cette vallée isolée où même les moutons ne supportent pas l'altitude, une famille s'est installée au milieu des prairies comme dans un refuge...
Le lecteur fait connaissance avec Daniel Sullivan, le père, alors qu'il doit partir prendre l'avion pour se rendre aux États-Unis, le pays d'origine de la famille, pour fêter les 90 ans de son propre père. Or l'angoisse l'étreint car depuis la mort de sa mère, ils sont fâchés et il n'est pas retourné là-bas.
Tout va bien pour lui dans sa vie...Daniel est linguiste et il doit d'ailleurs donner un dernier cours à l'Université de Belfast avant de traverser l'Atlantique. Ses enfants le comblent de joie et il adore Claudette, sa femme, une merveilleuse mère et compagne, un peu excentrique c'est vrai, excessive et "fofolle" .
Mais lorsque, en chemin, il entend à la radio la voix de Nicola, sa petite amie de jeunesse dont il n'a plus eu de nouvelles depuis vingt ans, malgré ses lettres et ses appels, il comprend que celle-ci est décédée des années auparavant. Il ne peut empêcher les souvenirs de remonter d'un coup à la surface. Est-il responsable de sa disparition ? Le doute et les remords le rongent et savoir, devient pour lui une véritable obsession.
Il n'a de cesse de repenser à sa jeunesse, à ses amis d'alors, à sa première épouse et à ses deux premiers enfants qu'il n'a pas revu depuis 10 ans parce que son ex-femme a tout fait pour ça, et qui lui manquent beaucoup. Il pense à Nicola qu'il a aimé puis quitté dans des circonstances dramatiques.
Alors que sa famille américaine l'attend, il va traverser l'Amérique et tout faire pour revoir ses enfants...puis au retour, il décide de passer par Londres pour tenter de revoir Todd, cet ancien ami qu'il n'a pas revu lui non plus depuis deux décennies et qui reste son seul moyen d'en savoir plus sur Nicola.
Mais comment Claudette, sa femme va-t-elle prendre ce changement de programme imprévu ? Daniel bien sûr, la connaissant, s'attend au pire...
J'imagine ces lettres, treize fois dix, ce qui fait un total de cent trente. Deux cent soixante avec celles de Niall. Je me demande ce que maman en a fait. Les a-t-elle brûlées, jetées aux ordures ? Mes pleurs redoublent à cette idée, Niall se gratte et papa continue de parler [...]
Il se laisse tomber sur la banquette. Il ramasse sa petite cuillère comme s'il la voyait pour la première fois.
"Je n'ai jamais perdu espoir, dit-il à la petite cuillère, apparemment. Il n'y a pas un jour, une heure, une minute où je n'ai pas pensé à vous. N'oubliez jamais ça."
Avec une extraordinaire maîtrise, l'auteur déroule par flashbacks successifs la vie de ses personnages et nous fait entrer au coeur de ces familles dont les histoires pourraient paraître bien banales si elles nous étaient contées par une autre plume que la sienne. Le lecteur est transporté des années 44 jusqu'à aujourd'hui. Chaque chapitre se situe dans un lieu et temps différent mais le lecteur sait parfaitement qui parle. Peu à peu au fil des événements, le puzzle se met en place.
Daniel partagé entre les États-Unis, l'Irlande et l'Angleterre se trouve au centre du roman. On apprend peu à peu comment il a rencontré Claudette, et comment il est entré dans sa vie puis s'y est installé. Le lecteur fait connaissance avec ses amis de jeunesse, prend acte de ses erreurs passés et de ses faiblesses d'hier et d'aujourd'hui.
L'auteur met aussi l'accent sur les autres personnages en leur permettant de s'exprimer chacun leur tour. Claudette bien sûr prend souvent la parole. C'est une femme extraordinaire, mais si fantasque. Ancienne star de cinéma, elle n'a pas hésité à organiser sa propre disparition pour fuir en cachette, en emmenant avec elle son fils Ari, le milieu dans lequel elle se sentait étouffer de plus en plus.
Après Claudette, le lecteur fait connaissance de Lucas, le frère de Claudette qui va pouvoir réaliser un de ses rêves grâce à sa soeur ; Puis de Timou Lindstrom, le père d'Ari, un grand réalisateur de cinéma qui nous explique comment il a rencontré Claudette en 1989 et a su la révéler et la propulser sur le devant de la scène alors qu'elle ne se sentait pas du tout l'âme d'une artiste.
Les enfants de Daniel ne sont pas en reste et prennent la parole à plusieurs reprises : Niall souffre de problèmes dermatologiques aigus, et Phoebe, la petite soeur tente de comprendre pourquoi son père les a abandonné ; Marithe et Calvin et leur grand frère Ari, les enfants de Claudette interviennent aussi rappelant au lecteur que la parentalité, et en particulier la paternité est un des éléments importants du roman. Que les enfants soient légitimes, adoptés, désirés ou pas, ils sont bien présents et importants dans les décisions de couple.
L'auteur, avec son écriture toute en finesse, emplie de tendresse et d'empathie pour ses personnages nous dévoile encore une fois, son immense talent. Elle aborde avec humour, douceur et sagesse les problèmes de couple, parle de sa fragilité, du poids des blessures de l'enfance, et des dégâts de l'addiction...mais aussi de la paternité déchue, des choix de vie qui vont impacter sur toutes les générations futures et donc de la vie tout simplement. De plus, elle a le don de capturer LE détail qui va rendre ses personnages encore plus humains et proches de nous...
Et tout cela explique qu'encore une fois l'émotion soit au rendez-vous. Un livre idéal à lire quand vous aurez le temps de le faire sans une interruption de plusieurs jours entre les chapitres...au risque de vous perdre dans les époques, les lieux et les personnages et d'être obligés de revenir en arrière.