Le bonheur est inexistant dans la vie du petit Samuel, qui n'a jamais connu ses parents et vit avec sa grand-mère, dans le petit village côtier de "Suzanne", un village où règne misère et désolation.
Seule la mer, par sa présence et la vision de l'horizon qu'elle offre de la côte, apporte un peu de bonheur, de rêve et de liberté aux enfants.
Cette mer a donné naissance à de nombreuses légendes racontées par les anciens du pays, légendes qui ont illuminées les yeux des enfants depuis leur plus jeune âge et qui restent pour eux le symbole de tous les espoirs...
Samuel n'a que 8 ans à la mort de sa grand-mère. Seul au monde, c'est d'abord vers la ville proche de Bondeau qu'il va s'en aller.
Habitué au silence, il partira sans un mot pour "Voisin Annonce" (son voisin) qui pourtant prenait soin de lui et lui donnait parfois, en plus de sa présence et de sa radio, un peu de nourriture. Lorsqu'il comprend que Samuel va partir, il lui donne aussi quelques vêtements trop grands et des chaussures.
Après avoir passé des jours et des jours sans fin, à la station de bus de la ville où il charge des camions ou bien, se met au service des marchandes de nourriture contre un morceau de pain, "Ti gason" c'est ainsi qu'on le surnomme maintenant, part finalement pour Port-au-Prince, la capitale, avec Joe, un conducteur de bus qui fait le trajet hebdomadaire entre les deux villes.
Samuel se retrouve encore une fois obligé de vivre de petits boulots comme les autres enfants échoués dans la gare (comme laver les pare-brises des voitures par exemple). Un samedi, Joe trouve Samuel épuisé et gravement malade.
Il décide de l'emmener chez Marcel, une de ses connaissances, un marchand ambulant de "tranpe", de préservatifs et de tabac à qui il donnera régulièrement de l'argent pour s'occuper du petit.
Grâce à eux, Samuel ira à l'école pour apprendre à lire et à compter. Il vivra avec Marcel plusieurs années dans la pauvreté et le silence mais dans une relative sécurité matérielle : il a un toit, de quoi manger, du travail et une présence silencieuse, certes...mais comblée par les bruits incessants du bidonville.
Pourtant, Samuel devra renoncer à ses rêves : il voulait être chauffeur de bus comme Joe et parcourir le pays... il sera apprenti-mécano et se fera embaucher dans un garage. Ce jeune homme silencieux et pauvre n'attire pas vraiment la sympathie de l'équipe du garage.
Seul Billy, tout juste 20 ans et déjà deux enfants se lie d'amitié avec Samuel. Billy fantasme et palabre sans discontinuer sur un avenir meilleur pour sa famille. Samuel l'écoute.
"Le jeune garçon ne parlait jamais de lui-même. Il ne savait pas ce qu'il fallait en dire. C'était difficile pour lui de faire de longs palabres. Sa vie avait toujours été entourée de silence, on le lui avait toujours imposé. Il pensait même que le silence l'avait sauvé"... p. 82
En face du garage, vit une famille bien étrange...dans une maison délabrée qui penche inexorablement sur le côté et se vide peu à peu de ses meubles et de ses habitants.
Alix, le père ne s'est jamais senti à l'aise dans la famille Labarre...Il a été obligé d'épouser Madeleine parce qu'elle était enceinte.
Rose et Lilas, les jumelles sont aussi différentes que l'on peut l'être.
Lilas est jolie, ouverte et rieuse, elle a plein d'amis et profite de la vie. Rose, elle, n'a jamais réellement fait de projet pour sa vie. Elle a peur de tout, se trouve laide, ne sort jamais et n'aime pas parler aux gens.
"Elles avaient toujours vécu cachées. Prisonnières de préjugés dont elles ne comprenaient pas le sens. On leur imposait d'être différentes alors qu'elles n'avaient pas les moyens de cette différence."...p.95
Depuis que leur mère perd la tête et fantasme sans discontinuer en parlant, enfermée dans sa chambre et devant son miroir, à un homme imaginaire qui l'aime et la trouve belle et désirable, Alix continue de boire et de fumer tandis que Lilas fuit et découche.
Rose reste seule à la maison, aidée seulement par Martha la jeune cuisinière qui fait les courses et nourrit sa mère.
Rose voudrait parler, voire hurler...elle ne peut pas. Elle qui a été privée de l'attention de son père et de la présence de sa mère voudrait tant engager un dialogue avec d'autres personnes...mais elle n'y arrive pas et elle voit la vie défiler sous ses yeux comme sous sa fenêtre.
Le seul revenu de la famille, devenue pauvre, est la location d'un local qui appartenait aux grands-parents Labarre, un ancien commerce situé au centre ville.
Un jour Samuel vient taper à la porte : Alix a finalement vendu la vieille voiture familiale qui siège depuis des années dans le jardin en friche.
Pour Rose c'est un vrai déchirement...
"Du plus loin qu'elle (Rose) se rappelait, il (Alix) avait toujours été en fuite. Il n'était jamais tout à fait entré dans cette maison, dans leur vie. De quel droit pouvait-il faire enlever des choses qui les liaient à un passé, quand tout semblait se perdre, s'effriter, les conduire à leur perte ? Cette voiture était l'un des rares objets qui rappelaient qu'elles existaient encore"...p.100
Mais c'est aussi pour Rose le début de quelque chose de nouveau. Suite à leur brève rencontre, elle tombe sous le charme de Samuel, de son silence et de ses beaux yeux. Lui, se prend à rêver de cette jeune fille, fine et si silencieuse.
Tous les jours il va arriver au garage en avance, pour regarder la jeune fille qui, à travers le rideau tiré, l'observe aussi sans jamais sortir de la maison...
Pendant des mois ils échangeront une sorte de dialogue sans mots et le lecteur entendra leurs voix, leurs secrets et leurs rêves...et surtout leur envie de vivre.
"Un enfant du silence, de tous les silences, peut avoir besoin de paroles. De paroles qui concernent son silence. Le silence qui l'entoure. Le silence qu'on lui a imposé. Le silence qu'il a accepté. Le silence auquel il s'est habitué. Le silence dans lequel il s'est emmuré. Depuis toujours." p 133
Mais auront-ils la force d'aller au delà de leurs préjugés, de leur incertitude et de leurs différences ?
"Un jour on découvre, malgré la mer, malgré l'horizon si vaste, malgré l'énergie, l'espoir, la confiance que procure l'adolescence certaines fois, que l'on est personne... Comment devient-on citoyen, avec le droit de dire, le droit de proposer, quand la plupart des routes que l'on emprunte ne mènent nulle part ?" p. 132
Ce que j'en pense
La lecture de ce roman très émouvant me laisse d'une infinie tristesse...
Heureusement, il s'agit d'une histoire racontée avec beaucoup de poésie et de réalisme. On entre dans le sujet par petite touche comme on entrerait dans un tableau...tantôt l'auteur consacre plusieurs chapitres à Samuel, puis c'est au tour de Rose de prendre la parole.
La fenêtre devient le symbole du destin. Elle permet d'entrevoir ce qui pourrait être, ou rester en devenir selon les décisions de chacun.
"Tout le monde a une fenêtre. Comment ferait-on pour vivre sans fenêtre ? Ces ouvertures où les rêves et les échappées sont possibles. Ces espaces avec vue sur le ciel, sur la mer, sur la ville et sur le mouvement des rues. Une fenêtre permet de voir ses limites, les choses qu’on ne peut pas toucher, celles auxquelles on n’a pas accès. Il ne suffit pas d’approcher sa main pour toucher à l’essentiel de la vie. Quand on regarde d’une fenêtre, on le sait." p. 187
Mais peut-on décider de son avenir dans un pays en perdition comme est Haïti, le pays le plus pauvre du continent américain.
C'est un pays qui se cherche où tout est dualité comme dans le roman : dualité des soeurs jumelles ; du couple formé par Alix et Madeleine ; de Samuel et Rose ; de Joe qui parcourt les routes et de Marcel, l'homme de la nuit si silencieux ; des quartiers malfamés ou bourgeois ; de la ville sombre et sordide et de la côte, pauvre certes mais illuminée par la mer et le soleil...
Le lecteur reste sidéré par le destin de ces jeunes sans avenir, de ces vies brisées avant d'avoir même pu commencer.
Il s'attache à ce courageux Samuel, profondément lié à son pays et à son village natal, qui d'ailleurs aurait pu y rester toute sa vie si quelqu'un ne lui avait pas mis dans la tête que l'avenir était forcément ailleurs.
Le lecteur ne peut qu'être touché également, devant le destin de Rose qui se consacre à sa mère et sacrifie en quelque sorte sa propre vie parce que son père est irresponsable et que personne dans ce pays ne l'aide à prendre en charge cette mère devenue folle à force de solitude, de renoncement et de pauvreté.
"D'un bout à l'autre de la nuit, il y eut cette inquiétude, cette hâte mélangée à la peur de voir poindre le jour, de faire le chemin quotidien qui ne conduit jamais assez proche de l'autre. Quel autre ? Celui que l'on devine à travers une fenêtre qui semblait aussi loin que l'était le bout de la mer, à l'endroit où elle fusionnait avec le ciel, à Suzanne. L'autre, toujours, dont les pas ne dessineraient pas le chemin menant sous cette fenêtre perdue dans la distance des jours, dans les chemins tout tracés des fantaisies manquées. Cet autre qui vous laissait le sentiment très éthéré, très faux, que vous pouviez l'atteindre, rien qu'en faisant l'effort du rêve." p 121
C'est la première fois que je lis un livre publié aux Éditions "Mémoire d'encrier", une édition située au Quebec. Ce sont des éditions que je ne connaissais pas du tout.
Ce titre a été publié en février 2015. Il ne s'agit donc pas d'une nouveauté de la rentrée littéraire de septembre et pourtant on en parle beaucoup en ce moment...
C'est un auteur à suivre assurément !
Qui est Emmelie Prophète ?
Emmelie Prophète est née à Port-au-Prince en Haïti et y vit toujours.
Après avoir effectué des études de droit et de Lettres modernes, elle a suivi des cours de communication et animé pendant 8 ans une émission de jazz à Radio-Haïti.
Tout d'abord enseignante, elle a été ensuite responsable de la Direction Nationale du Livre (DNL), attachée au Ministère de la culture en Haïti. Elle est actuellement la directrice exécutive du Festival Etonnants voyageurs d'Haïti.
Elle est poète, écrivaine et journaliste (elle collabore à des revues comme "La Nouvelle Revue Française", "Cultura", "Casa de las Americas").
Elle est très active dans son pays et fait partie du comité de rédaction de la revue franco-haitienne "Conjonction".
Elle est également responsable de la page culturelle du journal "Le Nouvelliste", le plus ancien titre de presse francophone des Amériques.
Elle aime son pays ce qui se sent dans son roman (et sans nul doute dans toute son oeuvre que je ne connais pas encore).
"Le pays, c’est ce lieu qui vous enveloppe comme votre peau et dont vous n’arriverez jamais à vous défaire. Le pays, c’est à la fois une réduction et un agrandissement de vous-même. Le monde à la mesure de l’individu. Ce sont des souvenirs qui se permettent d'être beaux parce qu'ils sont à la fois devant et derrière vous."p 173
Hantée par le mal qui touche son pays, elle décide dans ses romans de rompre le silence et de dire avec des mots simples et très poétiques tout ce qui préoccupe ses habitants et ce qui fonde les espoirs de son peuple : la quête de soi, les différences sociales, le manque d'espoir et de rêves des jeunes, la pauvreté, les bidonvilles, l'alcoolisme et les bas-fonds sordides de la capitale...
L'auteur puise dans ses racines, dans les traditions, dans les souvenirs pour dépeindre son pays au plus près de la réalité quotidienne.
Bibliographie :
Ce titre est son quatrième roman.
- Le testament des solitudes, son premier roman paru aussi chez Mémoire d’encrier, lui a valu le Grand prix littéraire de l’ADELF 2009. Dans ce roman, les femmes prennent la parole pour rompre la chaîne de "servitude".
Elle a ensuite publié :
- Le reste du temps ( Mémoire d’encrier, 2010), qui racontait sa relation particulière avec le journaliste Jean Dominique assassiné en 2000.
- Impasse Dignité (Mémoire d’encrier, 2012), qui se lit comme la fable des défavorisés de Port-au-Prince. Dans ce roman, elle dresse le portrait des habitants d’une impasse se démenant pour survivre, et dont l’existence semble sans issue.
Elle est l’auteur également de deux recueils de poèmes :
- Des marges à remplir.
- Sur parure d’ombre.
"Le bout du monde est une fenêtre" fait partie des dix finalistes en lice (représentant 10 pays différents) pour le Prix des Cinq Continents de la Francophonie 2015, qui sera décerné la troisième semaine du mois de novembre à Bamako. Le jury est composé de membres de tous les pays et présidé par Jean-Marie Gustave Le Clézio.
Les dix oeuvres en lice sont :
- Le Bout du Monde est une fenêtre de Emmelie PROPHETE (Haïti) aux éditions Mémoire d’encrier (Canada-Québec)
- Congo Inc : Le testament de Bismarck de In Koli Jean BOFANE (RDC) aux éditions Actes Sud (France)
- Danser les ombres de Laurent GAUDE (France) aux éditions Actes Sud (France)
- L’Inondation de Raluca ANTONESCU (Roumanie-Suisse) aux éditions La Baconnière (Suisse)
- Les Fils du jour de Yahia BELASKRI (Algérie) aux éditions Vents d’Ailleurs (France)
- Le Tao du tagueur de Serge OUAKNINE (Canada-Québec) aux éditions XYZ (Canada-Québec)
- Terre ceinte de Mohamed Mbougar SARR (Sénégal) aux éditions Présence Africaine (France)
- Traité de peaux de Catherine HARTON (Canada-Québec) aux éditions Marchand de feuilles (Canada-Québec)
- La Trinité bantoue de Max LOBE (Cameroun) aux éditions Zoe (Suisse)
- Le Voyage d’Octavio de Miguel BONNEFOY (Venezuela-France) aux éditions Rivages (France)
Rappel : En 2014, ce prix avait été décerné à Kamel Daoud, pour son roman "Meursault, contre-enquête".
"Le bout du monde est une fenêtre" est également en lice pour le Prix Carbet des Lycéens 2016.
Je rappelle ici que ce prix permet à des lycéens de Guyane, de Martinique et de Guadeloupe de distinguer chaque année un auteur de la Caraïbe. Les lycéens lisent les oeuvres durant l'année scolaire en cours. Le prix est décerné dans le courant du mois de mars suivant.