Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Né en 1972 en France, Mathias Énard est écrivain et traducteur.
Il a suivi des études à l’Ecole du Louvre (art islamique), à l’INALCO (études de persan et d’arabe) puis préparé un doctorat au CNRS (section "Monde iranien").
Il a fait de longs séjours au Moyen et Proche-Orient en particulier au Liban, en Iran, en Egypte et en Syrie.
Il vit actuellement à Barcelone où il a enseigné les lettres arabes à l'Université.
Il écrit dans la revue littéraire et philosophique "Inculte", créée en 2004.
Il est l’auteur de plusieurs ouvrages parus chez Actes Sud ou ailleurs :
- "La perfection du tir" (2003, Prix des cinq continents de la francophonie ; Babel n° 903),
- "Remonter l’Orénoque" (2005, adapté au cinéma en 2012 par Marion Laine sous le titre “À cœur ouvert” avec Juliette Binoche et Edgar Ramírez),
- "Zone" (2008, Prix Décembre, Prix du livre Inter, Prix Candide ; Babel n° 1020)
- "Parle-leur de batailles, de rois et d’éléphants" (2010, Prix Goncourt des Lycéens, Prix du livre en Poitou-Charentes 2011).
- "Bréviaire des artificiers" (Verticales, 2007).
- "L’alcool et la nostalgie" (Inculte, 2011 ; Babel n° 1111).
- "Rue des Voleurs" paru en 2012, vient d'obtenir le Prix littéraire de la Porte Dorée en 2013.
De belles lectures en perspectives !
On ne se souvient jamais tout à fait, jamais vraiment ; on reconstruit, avec le temps, les souvenirs dans la mémoire et je suis si loin, à présent, de celui que j'étais à l'époque qu'il m'est impossible de retrouver exactement la force des sensations, la violence des émotions ; aujourd'hui, il me semble que je ne résisterais pas à des coups pareils, que je me briserais en mille morceaux. Qu'on ne devrait pas survivre à des chocs de cette puissance. (p. 91)
L'histoire
Le jeune Lakhdar a 18 ans au début de l'histoire mais il est beaucoup plus jeune en ce qui concerne ses rêves. C'est un jeune adolescent sans histoire. Il est allé au lycée, aime lire des polars et a appris un peu d'espagnol et de français.
A Tanger la jeunesse s'ennuie ferme, tout en buvant des bières en cachette, en fumant des joints et en rêvant de s'enfuir de cette rive-ci de la méditerranée, pour gagner l'Europe. En plus, comme tous les jeunes adolescents, ils sont obsédés par les femmes, leurs seins, leurs fesses et bien sûr leur sexe toutes choses formellement interdites par l'islam. Ils ne peuvent pas parler aux femmes étrangères à leur famille.
Comment faire alors quand les seules femmes qu'on approche sont les soeurs et les cousines ?
C'est ce qui arrive à Lakhdar. Il tombe amoureux de sa cousine Meryem et en parle avec Bassam, son ami de toujours. Le jour où son père les surprend à fricoter ensemble, il le bat et l'humilie tellement que Lakhdar décide de ne plus remettre les pieds chez lui.
Alors commence l'errance, la solitude avec l'aide distante et épisodique de Bassam et les petits boulots où il se fait exploiter. Pour Lakhdar, amoureux des livres, qui a appris le français en lisant des polars, c'est une période très difficile. Il mène durant quelques mois une vie de SDF.
Aussi quand Bassam lui trouve un petit job de libraire dans une mosquée, en échange d'une chambre et d'un petit salaire, il ne réfléchit pas trop. C'est une drôle de mosquée à vrai dire, plutôt en fait, un repère d'intégristes. En apparence, c'est une association qui diffuse la pensée coranique, sous la responsabilité de Cheikh Nouredine, un personnage charismatique, discret et toujours bien mis. Mais la naïveté et la confiance du jeune homme est telle qu'il lui faudra beaucoup de temps pour comprendre les activités réelles de ce groupe, car tout le monde est gentil avec lui. Grâce à ce travail, il essaie d'oublier Meryem et sa mère lui manque cruellement.
Un soir avec Bassam, il rencontre Judit, une étudiante catalane qui voyage pour quelques jours avec sa copine. Il en tombe amoureux. Elle est "plus belle que Cameron Diaz" et s'intéresse à lui. Elle apprend l'arabe et tous deux avec un peu d'espagnol, un peu d'arabe et un peu de français arrivent à se comprendre. Lorsqu'il se retrouve seul et comprend que ses nouveaux amis (ainsi que Bassam) sont impliqués dans un attentat, il s'enfuit.
Commence alors pour lui une nouvelle errance, pendant laquelle Pour vivre, il se fait d'abord embaucher par M Bourrelier qui lui propose de recopier des pages de bouquins sur ordinateur pour 50 centimes d'euros la page (dont on lui défalquera les corrections éventuelles).
Puis, quand il en a marre de la saisie kilométique de textes, il ouvre son coeur à son patron et lui parle de son envie de partir pour rejoindre l'Espagne.
En plus de ces rencontres avec des personnages étranges, fabulateurs ou morbides, le destin lui réservera quelques coups du sort mémorables. Lakhdar finira par atteindre Barcelone pour retrouver Judit et s'installer "Rue des voleurs". Mais Judit est de plus en plus lointaine et mystérieuse et d'autres épreuves attendent les deux jeunes gens jusqu'au jour où Bassam réapparaît et s'installe chez lui...
Les deux vieux amis resteront ensemble jusqu'au drame...inattendu.
J'étais prêt au départ. Je n'avais plus de famille depuis près de deux ans, plus d'amis depuis deux jours, plus de valises depuis deux heures. L'inconscient n'existe pas ; il n'y a que des miettes d'information, des lambeaux de mémoire pas assez importants pour être traités, des bribes comme autrefois ces bandes perforées dont se nourrissaient les ordinateurs ; mes souvenirs sont ces bouts de papier, découpés et jetés en l'air, mélangés, rafistolés, dont j'ignorais qu'ils allaient bientôt se remettre bout à bout dans un sens nouveau.(p. 78)
Je ne suis pas un assassin, je suis plus que ça.
Je ne suis pas un Marocain, je ne suis pas un Français, je ne suis pas un espagnol, je suis plus que ça.
Je ne suis pas un musulman, je suis plus que ça.
Faites de moi ce que vous voudrez. (p. 250)
Mon avis
Le récit de ce jeune marocain, écrit à la première personne comme s'il s'agissait d'une autobiographie, ne pourra pas vous laisser indifférent.
L'auteur aborde le récit du sanglant attentat de Marrakech derrière lequel Bassam et le groupe coranique sont peut-être, les révolutions arabes, la grave crise espagnole (et européenne), les manifestations des Indignés, et même la tuerie de Toulouse et la victoire de la gauche en France, mais ne s'y arrête pas vraiment. Tous ces événements plantent le décor de nos personnages et donnent simplement l'ambiance.
Ce roman très réaliste peut être lu dès l'âge de 16 ans. Il est bourré de références littéraires (policiers, auteurs classiques, poésie..)
Il y a quelque chose de très beau et de terriblement triste dans ce roman, dans le ton, dans les espoirs des jeunes gens, leurs rêves, leurs révoltes...et l'impuissance que l'on ressent quand on pense à tout ce gachis, cette énergie gaspillée car la réalité n’est jamais à la hauteur de leurs espoirs.
A lire absolument.
J’ai eu faim, j’ai bouffé des fruits pourris que les maraîchers laissaient aux mendiants, j’ai dû me battre pour des pommes mâchées, puis des oranges moisies, balancer des torgnoles à des tarés en tout genre, des unijambistes, des mongoliens, une horde de crève-la-faim qui rôdaient comme moi autour du marché ; j’ai eu froid, j’ai passé des nuits trempé à l’automne, quand les orages s’abattaient sur la ville, chassant les gueux sous les arcades, dans les recoins de la Médina, dans les immeubles en construction où l’on devait corrompre le gardien pour qu’il vous laisse rester au sec… (p.17)
Extrait
"La Diffusion de la Pensée coranique est devenue une ruche de barbus.
J’avais hâte que toute cette agitation se termine pour pouvoir reprendre ma routine de lectures et retrouver ma tranquillité. Le Groupe était un vrai tas de bestioles en cage, ils tournaient en rond en attendant le soir et le moment de l’action. Ils avaient décidé de profiter du désordre, des manifs et des flics pour entreprendre le “nettoyage du quartier” comme ils disaient. Bassam, pressé de venger sur le premier venu son nez cassé de l’autre jour, était à la proue des bastonneurs. Ils sortaient par bandes d’une dizaine, armés de gourdins et de manches de pioches après un sermon belliqueux et éloquent du Cheikh Nouredine, où il était question des expéditions du Prophète, du combat de Badr, du Fossé, de la tribu juive des Banu Qaynuqa, de Hamza le héros, de la gloire des martyrs en Paradis et de la beauté, de la grande beauté de la mort dans la bataille. Puis, bien chauds après cette mise en jambes théorique, ils partaient presque en courant dans la nuit, les nerfs et la trique de Bassam en tête. Je n’ai rien su du résultat des premiers engagements, si ce n’est qu’ils rentraient contents, essoufflés, sans blessés ni martyrs." (p. 29)