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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Meursault, contre-enquête / Kamel Daoud

Ce roman vient d'obtenir le Prix Goncourt du premier roman 2015 le 5 mai dernier ! Voilà pourquoi j'actualise cet article du blog écrit il y tout juste un mois et que je désire le partager sur la communauté.

 

Je vous invite à visiter la page facebook de l'auteur, consacrée au roman ICI.

 

Actes Sud (2014) / précédemment publié chez Barzakh (2013) Maison d'édition africaine.

Actes Sud (2014) / précédemment publié chez Barzakh (2013) Maison d'édition africaine.

 

 

Haroun est un vieil homme tourmenté par la frustration. Tous les soirs, il parle tout seul dans un bar d'Oran, devant un universitaire (sourd et muet mais ça on le saura plus tard dans le roman...). Tout en buvant de l'alcool, il rumine sa solitude et sa colère contre les hommes et contre l'Algérie qui le déçoit beaucoup depuis l'Indépendance.

 

 

Haroun est le jeune frère de l'arabe tué par Meursault, dans le célèbre roman d'Albert Camus, "l'Étranger", celui dont Camus ne cite jamais le nom. C'est d'ailleurs la seule obsession d'Haroun, que son frère ait un jour un nom.

Il décide donc de  nous raconter l'histoire de son propre point de vue, de redonner un nom à son frère, de manière à lui permettre d'avoir une existence propre.

"...celui qui a été assassiné, est mon frère. Il n'en reste rien. Il ne reste que moi pour parler à sa place, assis dans ce bar, à attendre des condoléances que jamais personne ne me présentera" (p.11).

 

L'arabe s'appelle donc Moussa... On apprend qu'il était grand, mince et très brun, qu'il avait des yeux sombres et un visage anguleux, qu'il aimait boire du café et voir ses amis et qu'il travaillait au marché du quartier.

" Moussa était donc un dieu sobre et peu bavard, rendu géant par une barbe fournie et des bras capables de tordre le cou au soldat de n’importe quel pharaon antique."

 

Haroun s'embrouille, ressasse ce qu'il nous a déjà raconté, en veut à sa mère de l'avoir fait vivre pendant tout ce temps auprès d'un fantôme, s'obstine, s'en prend à la religion et se demande pourquoi les hommes ont tant besoin d'un dieu...

Il faut dire qu'il n'avait que sept ans quand son frère est mort. Sa mère et lui apprennent qu'un "gaouri" (= un non-musulman) a tué un arabe sur la plage, d'abord, croit-on, le fils d'un voisin...qui essayait de défendre l'honneur d'une femme. Puis dans la nuit, la mère comprend que c'est son propre fils.

M'ma et Haroun quittent alors Alger pour aller s'installer chez un membre de leur famille, puis à Hadjout (là où la mère de Meursault meurt dans le roman de Camus...).

 

Haroun ne sait rien de l'assassinat de son frère, et sa mère qui ne sait pas lire, non plus. Pourtant, elle garde toujours sur elle les deux articles de journaux de l'époque relatant les faits. Alors Haroun invente pour elle des faits imaginaires, des détails improbables, en attendant de savoir lire enfin un jour le français.

Pour combler le manque (le corps de son frère n'a jamais été retrouvé), il tente ainsi de maintenir le fil ténu qui le relie à sa mère, car lui ne compte pas pour elle...seul Moussa a grâce à ses yeux de mère.

" Pour lui prouver mon existence, il me fallait la décevoir. Ce lien nous a unis plus profondément que la mort".

 

Haroun mène des années durant, une véritable enquête pour essayer d'en savoir plus, enquête qui le ramènera à Alger à plusieurs reprises.

La mère ne rêve que de vengeance...

Elle le poussera dans sa folie obsessionnelle, vingt ans plus tard, à devenir lui-même un meurtrier en tuant de sang-froid un français, le lendemain de la proclamation de l'Indépendance.

En effet, en 1962, Haroun a  27 ans.  Sa mère a trouvé du travail  comme femme de ménage chez des colons. Ils logent dans une petite dépendance.  Au moment de la libération, le propriétaire fuit avec sa famille et rejoint la France.

Quelques jours plus tard, Haroun et M’ma s'installent dans la maison des maîtres. C'est là qu'une nuit, suite aux nombreuses émeutes dans la ville, Joseph Larquais, un ami de la famille tente de se réfugier. Haroun qui a entendu du bruit, appuie sur la détente, tire deux fois, le tue et l'enterre au fond du jardin.

Ainsi se fera le deuil après vingt ans de souffrance.

Moussa est vengé, mais Haroun n'est plus une victime maintenant : il est du côté du bourreau et s'identifie à Meursault...

 

 

Ce que j'en pense

 

 

L'auteur crie dès le départ, sa colère contre la colonisation et sa barbarie, ses milliers de morts anonymes, la négation de la culture algérienne et de l'identité des algériens.

"On est un "arabe" face aux français, mais que devient-on après la décolonisation ?"

 

L'auteur n'a pas pour autant l'intention de reparler de la guerre. Il ne l'a pas vécu et ne veut plus être culpabilisé parce qu'il ne l'a pas vécu.

Elle fait partie de l'histoire de l'Algérie et des algériens. Ce qui l'intéresse c'est l'héritage, ce qui en résulte aujourd'hui dans l'Algérie moderne. Il évoque certains événements survenus depuis l'Indépendance, l'intolérance qui est une nouvelle atteinte à la liberté, la difficulté pour un homme d'établir une relation naturelle avec les femmes dans la société algérienne d'aujourd'hui. Il dresse une sorte de bilan de la vie algérienne.

 

L'auteur condamne aussi avec virulence et passion, ceux qui se soumettent aux écritures, s'éloignant ainsi de la réalité et de la vie, oubliant qu'eux-même recréent la barbarie qu'ils ont par ailleurs condamnée.

 

Moussa devient alors le symbole de tous les algériens tués pour rien durant la colonisation, autant de fantômes qui hantent la société algérienne et qui empêchent les hommes de vivre aujourd'hui et de se projeter dans l'avenir...

 

Ce livre est donc un simple prétexte à une critique de la colonisation : l'arabe devient le symbole de tout le peuple arabe, de tous ceux qui ont été injustement assassinés... L'auteur dénonce avant tout l'indifférence des pieds-noirs (mais aussi de la société française) pour celui qui n'avait pas de nom (l'algérien).

Mais il n'est pas que cela...

 

Comme Moussa ne peut plus parler puisqu'il est mort, l'auteur a imaginé que c'était donc son frère qui nous racontait son histoire.

 

Haroun a comme tous les algériens, un rapport très fort avec sa mère (et la mère patrie) mais aussi un sentiment de rejet et un rapport ambigu avec la langue française.

 

La construction du roman en miroir, donne un côté décalé très plaisant à lire.

Le héros de Daoud a donc lui aussi un problème avec sa mère, qui, elle, est encore en vie mais ne l'aime pas moins ; il tue gratuitement un homme sans véritable raison ; il aime une femme passionnément mais pendant peu de temps, il déteste la religion et tout ce qui l'entoure et le crie haut et fort...Lui aussi se sent étranger parmi son peuple. Comme Meursault, Haroun sera arrêté, interrogé et jugé pour un autre crime que celui qu'il a commis.

"Aujourd’hui M’ma est encore vivante" ainsi commence le roman de Daoud, en contrepoint avec le célèbre "Aujourd'hui, maman est morte" de Camus !

 

Ce roman est construit comme une enquête policière, le lecteur espérant en secret apprendre enfin pourquoi Meursault a tué Moussa.

Etait-ce un acte prémédité ou pas ?

 

Au début du roman, le narrateur confond Camus (qui n'est jamais cité) et Meursault et imagine que c'est Meursault, une fois libéré de prison au lieu d'être exécuté qui a écrit le roman. Puis, dans la deuxième partie, il s'identifie à lui puisqu'il est devenu lui-aussi un meurtrier.

 

La scène de l’interrogatoire est très drôle... Haroun vient de tuer Joseph Larquais et il est arrêté. Il doit expliquer pourquoi il n’a pas pris les armes pour libérer le pays pendant la guerre d'Indépendance (comme Meursault doit se justifier de n'avoir pas pleuré à la mort de sa mère).

La situation devient absurde et les dialogues montrent bien qu'en fait, si Haroun avait tué son roumi avant le 5 juillet 1962 minuit, il était un héros de guerre mais comme il l'a tué après, il s’agit d'un meurtre.

Le crime a eu lieu trop tard (après minuit) et tout est question de dates...

« Le Français, il fallait le tuer avec nous, pendant la guerre, pas cette semaine ! »

J’ai répondu que cela ne changeait pas grand-chose. Interloqué sans doute, il se tut avant de rugir :  « Cela change tout ! » Il se mit à bégayer qu’il y avait une différence entre tuer et faire la guerre, qu’on n’était pas des assassins mais des libérateurs, que personne ne m’avait donné l’ordre de tuer ce Français et qu’il aurait fallu le faire avant.  “Avant quoi?”, ai-je demandé.  “Avant le 5 juillet!  Oui, avant, pas après, bon sang !”

 

Ce roman est un exercice littéraire symbolique et un hommage à la langue française que le narrateur s'est approprié et que l'auteur maîtrise parfaitement.

La forme du récit s'inspire de "La chute", un autre roman connu de Camus.

L'histoire se déroule dans un bar, où on peut encore boire de l'alcool, ce qui aide Haroun à fabuler. Il parle seul puisque l'universitaire auquel il s'adresse est sourd. Meursault s'ennuie le dimanche, Haroun le vendredi ; Salamano passe toute la journée à hurler contre son chien ;  le voisin de Haroun récite le Coran à tue-tête toute la nuit ; les algériens regardent les européens en silence ; maintenant ce sont les européens qui reviennent sur les lieux d'autrefois, en silence, tentant d'y retrouver quelques souvenirs...

 

Ce roman est aussi une sorte d'hommage à Camus, car Camus appartient à la culture algérienne. "Même ce qui nous a blessé nous appartient" dit l'auteur dans une interview.

L'auteur n'est pas un disciple de Camus pour autant et n'a pas voulu non plus le critiquer... Mais il se montre admiratif de l'oeuvre de Camus, de sa langue et de sa plume. Il reprend ses réflexions sur l'absurdité de la condition humaine.

 

Camus qui a toujours prouvé son attachement profond à l'Algérie, a-t-il commis un acte volontaire en ne nommant pas "l'arabe" comme l'aurait fait un simple colon ?

A-t-il voulu ainsi pousser ses lecteurs à vouloir connaître la vie de celui qui n'a pas de nom, parce que simple "indigène" ?

 

Ce n'est pas un livre facile mais c'est un livre très bien écrit, passionné qui donne envie de relire (encore une fois !) l'Étranger, cette oeuvre magnifique écrite par Camus en 1942, que nous avons tous lu au moins une fois dans notre vie, au lycée.

Il faut noter que la relecture de "l'Étranger" éclaire d'un jour nouveau le livre de Daoud qu'on a du coup envie de relire encore...

 

La contre-enquête est intéressante et ne manquera pas de plaire aux enseignants de français.

De nombreuses citations de Camus (en italique) étayent le texte et à la fin, le lecteur retrouve même, des paragraphes entiers.

 

Ce roman a fait partie des quatre finalistes du prix Goncourt et n'a pas obtenu le prix, à une voix près. C'est dommage car le peuple algérien aurait eu bien besoin de cette reconnaissance...

Mais, il a eu pour l'instant, deux autres prix :

Prix François Mauriac 2014

Prix littéraire des 5 Continents 2014.

C'est une raison suffisante pour le lire !

 

Quelques extraits

 

« C’est d’ailleurs pour cette raison que j’ai appris à parler cette langue et à l’écrire ; pour parler à la place d’un mort, continuer un peu ses phrases. Le meurtrier est devenu célèbre et son histoire est trop bien écrite pour que j’aie dans l’idée de l’imiter. C’était sa langue à lui. C’est pourquoi je vais faire ce qu’on a fait dans ce pays après son indépendance : prendre une à une les pierres des anciennes maisons des colons et en faire une maison à moi, une langue à moi"( p. 11-12)

 

"Une langue se boit et se parle, et un jour elle vous possède ; alors elle prend l'habitude de saisir les choses à votre place, elle s'empare de la bouche comme le fait le couple dans le baiser vorace".(p.17)

 

" Il ne l'a pas nommé, parce que sinon, mon frère aurait posé un problème de conscience à l'assassin : on ne tue pas un homme facilement quand il a un prénom." (p. 62)

 

"Arabe, je ne me suis jamais senti arabe, tu sais. C'est comme la négritude qui n'existe que par le regard du blanc. Dans le quartier, dans notre monde, on était musulman, on avait un prénom, un visage et des habitudes. Point.Eux étaient "les étrangers", les roumis que Dieu avait fait venir pour nous mettre à l'épreuve, dont les heures étaient de toute façon comptées : ils partiraient un jour ou l'autre, c'était certain"... (p. 70)

 

"Un point me taraude en particulier : comment mon frère s’est-il retrouvé sur cette plage ? On ne le saura jamais. Ce détail est un incommensurable mystère et donne le vertige, quand on se demande ensuite comment un homme peut perdre son prénom, puis sa vie, puis son propre cadavre en une seule journée. Au fond, c’est cela, oui. Cette histoire – je me permets d’être grandiloquent – est celle de tous les gens de cette époque. On était Moussa pour les siens, dans son quartier, mais il suffisait de faire quelques mètres dans la ville des Français, il suffisait du seul regard de l’un d’entre eux pour tout perdre, à commencer par son prénom, flottant dans l’angle mort du paysage." (p.71)

 

« Peut-être la bonne question, après tout, est-elle la suivante : que faisait "ton" héros [=Meursault] ) sur cette plage ? Pas uniquement ce jour-là, mais depuis si longtemps ! Depuis un siècle pour être franc (…) Cela m'importe peu qu'il soit français et moi algérien, sauf que Moussa était à la plage avant lui, et que c'est ton héros qui est venu le chercher » (p.73).

 

"As-tu remarqué que les vendredis, généralement, le ciel ressemble aux voiles affaissées d’un bateau, les magasins ferment et que, vers midi, l’univers entier est frappé de désertion ? Alors, m’atteint au cœur une sorte de sentiment d’une faute intime dont je serais coupable. J’ai vécu tant de fois ces affreux jours à Hadjout et toujours avec cette sensation d’être coincé pour toujours dans une gare désertée.
J’ai, depuis des décennies, du haut de mon balcon, vu ce peuple se tuer, se relever, attendre longuement, hésiter entre les horaires de son propre départ, faire des dénégations avec la tête, se parler à lui-même, fouiller ses poches avec panique comme un voyageur qui doute, regarder le ciel en guise de montre, puis succomber à d’étranges vénérations pour creuser un trou et s’y allonger afin de rencontrer plus vite son Dieu."(p.81)

 

 

En décembre 2014, un dirigeant salafiste algérien a demandé au gouvernement de son pays de condamner et d'exécuter le journaliste-écrivain Kamel Daoud, auteur de "Meursault, contre enquête", pour le crime d'apostasie, passible de la peine de mort aux yeux de la loi coranique.

Kamel Daoud a en effet critiqué le rapport des musulmans à leur religion sur une chaîne française.

 

Pour en savoir plus à ce sujet et vous faire votre propre opinion, vous pouvez lire les articles suivants dans Paris Match ; le Huffingtonpost ; le MondeLibération ; et bien d'autres encore sur le net.

Soixante-douze ans après la parution de L’Étranger, Kamel Daoud propose une réécriture fracassante de l’un des plus grands monuments de la littérature française contemporaine. L’auteur algérien, pour son premier roman, donne la parole au frère de l’ « Arabe » tué par Meursault, éclaboussant l’œuvre d’une lumière nouvelle. - See more at: http://www.parlonsinfo.fr/culture/2014/08/09/meursault-contre-enquete-la-plume-de-kamel-daoud-revise-loeuvre-dalbert-camus/#sthash.Tbek4NOc.dpuf
© PHOTOPQR/LA PROVENCE/FARINE Valérie/

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D'autres vidéos sont en ligne sur le site d'Actes Sud (http://www.actes-sud.fr/catalogue/litterature/meursault-contre-enquete)

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V
Tu donnes envie !! C'est bizarre que Meursault soit confondu avec Camus... J'ai l'intention de relire L'Etranger (et avec mon ado de fille qui a l'air motivé^^) puis de lire le roman. Je crois qu'il est exigeant, si je comprends bien.
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