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Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...

Pas pleurer / Lydie Salvayre

Pas pleurer / Lydie Salvayre

Ce roman a reçu le Prix Goncourt 2014.

Lydie Salvayre est la onzième femme (seulement...) à obtenir un Prix Goncourt depuis la création du prix en 1903 !

 

Dans ce roman, l'auteure aborde la Guerre civile espagnole mais selon la vision et les souvenirs de sa propre mère Montse. A 90 ans, celle-ci évoque pour sa fille, ses souvenirs d'adolescente et ces journées de juin 1936 qui l'ont marquée à jamais.

Elle habitait alors avec sa famille, dans un petit village de Catalogne, (La Fatarella ?), village reculé dans les terres, où la plupart des habitants ne savaient ni lire ni écrire, seulement travailler la terre et se soucier des récoltes d'amandes ou d'olives, enchaînés qu'ils étaient par les traditions,  à leur lopin de terre desséchée.

 

Les idées libertaires des jeunes affolent d'ailleurs les anciens dont le père de Montse. Les conflits sont tels que les jeunes n'ont pas le choix : Montse, éprise de liberté et de soif de vivre va partir avec son frère José à Barcelone...

Ils vont vivre quelques jours extraordinaires.

Alors qu'ils ont à peine plus de 15 ans Montse, ses amis et son frère  vont découvrir que, s'ils apprécient la liberté, la Révolution a semé aussi trop de cadavres.

José, choqué, désabusé et déçu décide de rentrer au village avec son ami Juan.

Elle, qui est restée à Barcelone, va tomber amoureuse, pour une nuit, d'un poète en partance pour la Révolution...

 

"Montse n'est jamais sortie, pour ainsi dire, de chez elle. Elle n'a jamais lu de romans d'amour qui instruisent les adolescents sur les choses du sexe et les autres. Elle a grandi dans une famille puritaine, campagnarde et totalement ignorante du monde, persuadée que toutes les épouses devaient, par décret, la boucler, persuadée que tous les pères de famille étaient autorisés, par décret, à cogner femme et enfants, élevée dans la crainte de Dieu et du diable qui prend mille masques trompeurs, mon enfant, et parfaitement dressée à obéir et se soumettre".

 

Elle reviendra au village, enceinte d'un bébé qu'elle n'a pas vraiment désiré, ne sachant pas le nom du père (elle n'a eu le temps de lui demander que son prénom) et rêvant qu'il va pouvoir la retrouver, alors qu'elle ne lui a jamais dit, ni son nom de famille, ni celui de son village...

 

Il faudra que sa famille (surtout sa mère) arrange rapidement un mariage avec Diego qui a toujours été amoureux d'elle, et qui en plus est riche, ce qui ne gâche rien, pour sauver l'honneur de la famille.

 

Mais Diego (communiste)  et responsable du village a toujours été opposé à José (anarchiste). Les deux hommes se fâchent. Les familles du village se déchirent, la fractule idéologique est trop forte et dresse les hommes les uns contre les autres, les obligeant à se rallier derrière l'un ou l'autre des beaux-parleurs.

 

Montse est trop jeune pour comprendre tous les enjeux de la bataille...

Elle accepte de se marier avec Diego et elle, qui était la fille d'une "mauvaise pauvre", va devoir s'adapter à sa nouvelle vie dans une famille qui a des manières, des idées et des coutumes différentes. Au début le moins qu'on puisse dire est qu'elle ne se sent pas du tout à sa place.

 

C'est au milieu de ce désastre qu'elle va mettre au monde sa petite fille Lunita. Puis peu à peu elle va découvrir les gens qui l'entoure, leurs motivations, leurs faiblesses et changer du tout au tout sa vision du monde.

Mais il lui faudra tout quitter avec sa petite fille pour rejoindre la France. Durant ce qu'on appelle la "Retirada", elle marchera, jour et nuit pendant un mois, pour rejoindre la frontière salvatrice, se cachant dans les fossés, sa petite fille sous elle dès l'annonce d'un bombardement, avant d'être enfin accueillie dans un camp puis de pouvoir retrouver Diego, son mari.

 

L'autre voix qui s'élève est celle de Bernanos qui, depuis Palma de Majorque se révolte et s'indigne.

Il veut montrer le rôle joué par les responsables religieux qui bénissent les massacres, massacres qui sur de simple suspicions font des milliers de morts, simples gens arrêtés et emmenés souvent au milieu de la nuit pour être exécutés.

Tout cela perpétré par les Franquistes et soutenu, au nom de la foi et selon la volonté de Dieu, par les croyants et religieux... Il faut absolument lutter contre les Rouges, ces villageois, ces "mauvais pauvres".

Bernanos, plutôt traditionnaliste  qui soutenait Franco au départ (il était d'extrême-droite, membre de l'Action française, monarchiste et catholique pratiquant), ne peut en découvrant la haine et toutes ces exactions, que s'indigner. Il écrira son livre qui fera scandale "Les grands cimetières sous la lune" (paru en 1938), livre anti-franquiste très décrié à l'époque. Il y évoque aussi la vague de solidarité sans précédent qui amène les ouvriers français à soutenir les "copains" espagnols, un soutien qui le bouleverse. Il décrit ce qu'il voit avec un certain courage alors que les catholiques espagnols préfèrent le crime à la vérité. Bernanos ne cessera pas de s'interroger à ce sujet : pourquoi les hommes n'ont-ils pas le courage de dire la vérité et même de "percevoir la réalité", même si elle contredit leurs opinions, les mettant ainsi en péril face à eux-mêmes ?

 

"A Palma de Majorque, rien ne révoltait plus.
Devant les meurtres par milliers, devant la barbarie effroyable, devant les tracasseries écoeurantes imposées aux familles des exécutés, devant l'interdiction abjecte faite aux épouses de porter le deuil des fusillés, la population majorquine restait comme hébétée.
Il faudrait bien des pages, écrivit Bernanos, pour faire comprendre qu'à la longue, ces faits, qui n'étaient mis en doute par personne, ne soulevaient plus aucune réaction. "La raison, l'honneur les désavouaient ; la sensibilité restait engourdie, frappée de stupeur. Un égal fatalisme réconciliait dans le même hébétement les victimes et les bourreaux".
Bernanos découvrait, le coeur défait, que lorsque la peur gouverne, lorsque les mots sont épouvantés, lorsque les émotions sont sous surveillance, un calme, hurlant, immobile s'installe, dont les maîtres du moment se félicitent. "

 

Ce que j'en pense

 

Ce roman n'est pas un cours d'histoire sur la Guerre civile espagnole même si certains épisodes précis y sont retranscrits, en particulier à travers les pensées et les paroles de Bernanos. Montse, de son côté, évoque plutôt l'ambiance libertaire de l'époque, peu connue d'ailleurs et peu décrite dans les livres d'histoire.

Sur le site suisse "Le temps", dans les pages "Culture" ICI, l'auteure parle de son livre et dit  :

"Les gens ne savent pas que l’Espagne a vécu pendant quelques mois – en tout cas des milliers de villages et plusieurs grandes villes – sur le mode libertaire. Avec des villages transformés en communes, sans pouvoir central, sans tribunaux, sans églises, sans argent. Ça a fonctionné ! On imagine la menace pour l’ordre bourgeois et pour l’ordre communiste, aux yeux de l’Europe dont on espérait le soutien."

 

 

Ce qui est intéressant dans ce roman, c'est que les événements sont décrits selon le point de vue du peuple et à travers les souvenirs de Montse. Elle réécrit peut-être l'histoire et l'embellit sans doute à cause du sentiment de nostalgie qu'elle éprouve en racontant sa jeunesse, mais cela donne à voir une certaine vérité car elle parle avec ses tripes. Bien sûr, elle exagère souvent et cela donne une note d'humour qui allège les événement plus dramatiques.

 

Le lecteur découvre des personnages passionnés chacun à sa façon : José le frère de Montse, Diego le mari, le père de Diego... Il découvre une histoire d'amour impossible à l'époque : deux jeunes gens issus de milieux sociaux différents et de clans politiques opposés ne pouvaient pas se marier.

 

L'évocation des souvenirs de jeunesse de la mère est tout à fait émouvante, même si le lecteur peut être surpris qu'elle ait attendu tout ce temps pour dévoiler à sa fille qui était son père et l'histoire qui a précédé la naissance de sa soeur aînée. [C'est en fait après la mort de sa mère que l'auteur a écrit le roman].

 

C'est d'autant plus émouvant que cette mère ne se souvient de rien de récent, mais peut décrire avec détails ces années-là, d'autant plus précisément qu'ils ont été vécus intensément.

 

Ce qui est émouvant aussi c'est de voir que l'auteure qui, enfant avait honte de sa mère, parce qu'elle n'était pas comme les autres, ne parlait pas comme les autres puisqu'elle utilisait cette étrange langue qu'est le fragnol_ la marque des étrangers, la marque de ceux qui avaient fui la guerre civile pour venir s'établir en France, y trouver n'importe quel boulot, y survivre, y élever leurs enfants et les nourrir_lui rend ici un superbe hommage en transcrivant cette nouvelle langue vivante, poétique et en la rendant accessible...

 

C'est avec une infinie tendresse que l'auteure nous dévoile cette mère qu'elle admire à présent. Le roman est d'ailleurs étayé de phrases en fragnol, plutôt compréhensibles d'ailleurs, de phases totalement en espagnol, pas toujours faciles à comprendre dans les détails pour ceux (comme moi) qui ne le parlent pas, mais dont le sens général est cependant tout à fait compréhensible dans le contexte.

 

Ce fragnol montre au lecteur comment mère et fille ont réussi à communiquer tout au long de leur vie, en inventant cette langue bien à elles_cette  nouvelle langue, mélange de leurs origines et témoin d'une réelle complicité.

 

Les registres de langues sont variés et certaines de ces phrases sont inachevées créant un rythme propre à ce roman particulier où plusieurs voix s'entrecroisent.

 

Certains lecteurs sur le net disent être choqués que le Prix Goncourt propose un texte contenant des passages vulgaires en particulier lorsque la mère parle de religion...

Il faut se remettre dans le contexte de l'époque : La religion avait une telle emprise sur les personnes que, soit les gens du peuple étaient pieux à l'extrême, soit ils avaient une attitude tout à fait blasphématoire...

Peut-être est-ce pour cela que certains passages, violents verbalement, n'ont pas été traduits ?

 

C'est en tous cas un roman qui m'a beaucoup touchée et qui me donne envie d'en savoir plus sur la guerre civile espagnole et de continuer à me documenter pour me faire ma propre idée.

Je suis sûre qu'il en sera de même pour tous les lecteurs.

 

Qui est l'auteur ?

 

Lydie Salvayre est fille de réfugiés espagnols. Son père s'est engagé dans les troupes du général Lister afin de protéger les réfugiés qui ont marché jour et nuit (comme Montse dans le roman) fuyant les bombardements avant d'atteindre enfin la frontière.

 

Elle dit que tous ces souvenirs vécus par sa famille ont refait surface alors qu'elle commençait la lecture du livre de Bernanos " Les grands cimetières sous la lune" bien après la disparition de sa mère et alors qu'elle découvrait cet auteur (que son inconscient lui interdisait de lire jusqu'à présent à cause de ce qu'il était) pour la première fois.

 

En exerçant le métier de pédopsychiatre, elle avait déjà rendu une forme d'hommage à son père Diego et mieux compris les dégâts occasionnés durant sa petite enfance (décrite dans le roman) et qui expliquent sans doute que plus tard, malgré la sécurité rencontrée en France, il soit toujours resté un "exilé" et est vécu toute sa vie "en souffrance"...

 

"Accueillir la vérité d'où qu'elle vienne, même si c'est d'un endroit qui vous gêne affreusement, il n'y a rien de plus beau."

 

Et le titre, d'où vient-il ?

 

 

"Dans un texte, Marina Tsvetaïeva se plaint – auprès de Pasternak je crois. Elle dit qu’elle a faim, qu’elle a froid. Et tout à coup, elle s’arrête et elle dit: «Pas pleurer». J’ai trouvé que c’était une belle posture existentielle, littéraire, philosophique. J’ai donc écrit le livre puisque j’avais un titre…», plaisante Lydie Salvayre.

 

Sa mère et son père, non plus, n'ont "pas pleurer" lorsqu'ils ont quitté leur pays pour toujours...

 

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