Les évaporés / Thomas B. Reverdy

Au Japon lorsque quelqu'un disparaît, on dit simplement qu'il est devenu un "johatsu" qu'il s'est évaporé...

C'est ce qui arrive à Kazechiro.

Kazechiro travaille dans une banque où il gère les portefeuilles de riches clients.

Malgré la confiance que lui accorde son patron, il est mis sur la touche puis licencié. Il cherche à comprendre pourquoi. Quelle faute a-t-il pu bien commettre ? Il comprend, lorsqu'il est menacé par les Yakusas, qu'on le soupçonne d'avoir mis son nez dans des affaires pas très nettes et d'avoir découvert en particulier des actions frauduleuses...Mais lui n'a rien vu !

Aussi, avant de quitter définitivement la banque, il fait la copie de nombreux dossiers. Et pour protéger les siens, il choisit de disparaître...

Une nuit, donc, il abandonne sa femme et part avec seulement trois cartons.

Impossible de prévenir la police ici, un adulte a le droit de disparaître sans donner d'explications. Tant qu'il n'y a pas de corps, il n'y a pas d'enquête. Pour la famille une disparition,  c'est le déshonneur donc elle n'en parle pas.

Aussi lorsque sa mère l'appelle en pleurs, Yukiko décide aussitôt de rentrer au Japon et demande l'aide de son ex- petit ami, Richard B. à la fois poète à ses heures et détective privé pour gagner sa vie.

Pourquoi décide-t-il de la suivre  et de quitter l'Amérique ?

La route de Kazechiro (qui se fait maintenant appeler Kaze) lui permettra de croiser le jeune Akaïnu, qui a quitté, après la catastrophe, le petit village sinistré où il habitait avec ses parents et vit depuis dans la rue, de petits boulots tout en ayant peur de savoir la vérité... Ses parents sont-ils encore en vie ? Il n'ose pas se poser la question car il a trop peur de la réponse...

Lui aussi est fuite car il a été témoin d'un meurtre, celui du restaurateur chez qui il travaillait et les Yakusas le poursuivent.

-Pourquoi décide-t-on de tout quitter et de disparaître ?

-Pourquoi désire-ton un beau jour changer d'identité et devenir quelqu'un d'autre ailleurs ?

...se demande Richard.

Si Kaze a eu envie de fuir, c'est tout simplement parce qu'il "savait que parfois, pour survivre, il faut partir. Ce qui veut dire aussi qu'il faut laisser les gens partir. Même ceux qu'on aime."

Ce que j'en pense

Le lecteur apprend beaucoup de choses sur la Japon d'aujourd'hui.

Il comprend mieux aussi le phénomène des "évaporés" que le gouvernement tolère et qui est le seul échappatoire à la crise.

Depuis la récession des années 1990, le chômage et l'endettement des familles ont accru cette pratique ancestrale remontant à l'époque Edo, quand les criminels venaient se purifier aux sources du Mont Fuji et disparaissaient dans les vapeurs d'eau chaude.

Depuis le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima qui l'a suivi de peu en 2012, de nombreux japonais n'ont pas eu d'autre choix pour éponger leurs dettes, la plupart étant obligés de continuer à payer leur maison détruite ou rendue inhabitable par le tsunami.

Richard, Yukiko, Kaze et Akainu sont tous les quatre des personnages très attachants. Ils mènent tous une quête indispensable à leur survie.  L'auteur nous montre leurs faiblesses bien cachées sous une carapace ce qui les rend encore plus humains. Parce qu'ils n'ont pas pu surmonter leur peur d'aimer, d'être abandonné, reconnu ou compris, ils vont se croiser sans vraiment se comprendre.

Richard, encore amoureux de Yukiko ne s'est toujours pas remis de leur séparation...Il rencontrera des gens fabuleux dans sa quête qui l'aideront à accepter.

Akainu a peur d'apprendre la mort de ses parents et ne pose donc pas la question car il sait alors que son chagrin sera pire que sa peur.

Yukiko est elle même un peu "évaporée" car elle est partie depuis dix ans aux États-Unis. Elle a fui sa culture pour devenir actrice mais se sentira de plus en plus japonaise au cours de sa quête.

Kaze, enfin aime sa famille de tout son coeur mais n'a pas d'autres solutions pour comprendre...

Tous quatre se croisent, se parlent mais ne se disent jamais ce qui est essentiel pour eux.

Ce roman très japonais permet au lecteur de mieux appréhender cette société moderne et traditionnaliste à la fois, l'emprise des Yakusas sur l'économie du pays, la corruption des dirigeants et surtout des riches, la crise qui s'est aggravée et a plongé les gens dans une misère terrible après le tsunami et la catastrophe nucléaire de Fukushima en 2012.

L'ambiance est très japonaise aussi, même si quelques fois l'auteur tombe "un peu" dans le cliché : les couloirs étroits qui débouchent sur des bars privés où les clients boivent du saké, les belles japonaises en kimonos aux longs cheveux noirs, les villes et leurs quartiers de riches ou de pauvres comme San'ya à Tokyo où les évaporés se réfugient pour se refaire une identité et trouver un travail, les petites boutiques et les rues animées...

La description sans concession du pouvoir de la mafia, des zones sinistrées avec leur lot de souffrance, de solitude et de misère (la nouvelle "énergie renouvelable"), des camps de réfugiés et des travailleurs exploités par des réseaux ou des sociétés de sous-traitance qui sont chargés de déblayer les débris des villes ravagées, sans aucune protection contre les radiations, nous donne une vision bien sombre du Japon. 

Au milieu de ce désastre quelques chapitres très poétiques envoûteront le lecteur...

A la fois essai, roman policier et roman d'amour, ce roman entre fiction et réalité vous apprendra beaucoup de choses sur la civilisation japonaise post- tsunami...

C'est aussi un hommage à Richard Brautigan, poète et romancier américain, qui a vécu au Japon et a choisi de disparaître à sa façon et dont de nombreuses citations (en italique) étayent le roman. 

Ce roman a reçu le Prix Joseph Kessel en juin 2014. Il peut être lu dès 15 ans.