Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
En hiver, on ne pouvait pas mettre de couvertures devant la vitre, alors que les fenêtres laissaient passer un courant d'air malgré tous les efforts qu'on faisait pour les calfeutrer. Il fallait que la grand-mère puisse voir le ciel aussi la nuit, quand il n'était même pas visible. Elle disait que ce ciel était le même ciel qu'à la maison....
ce n'est que plus tard qu'elle [Zara] comprit que par "à la maison", voulait dire "en Estonie". La grand-mère était née là-bas, de même que la mère.
L'histoire démarre en Estonie occidentale en 1992...
Dans une ferme proche de la forêt, éloignée des autres habitations, la vieille Aliide Truu, désormais veuve, vit isolée du monde qui l'entoure, se consacrant à son jardin potager, à ses conserves et à ses animaux. Linda, sa fille, a quitté depuis longtemps l'Estonie comme beaucoup de jeunes de sa génération, pour s'installer en Europe de l'Ouest et elle ne la voit que très rarement.
Un matin comme les autres, elle aperçoit une forme humaine recroquevillée sur le sol devant un des arbres de son jardin. C'est la jeune Zara. Celle-ci a peur, elle raconte qu'elle est poursuivie par un mari violent, mais Aliide comprend tout de suite qu'elle lui ment car elle reconnait cette peur : elle l'a elle même vécue durant sa jeunesse et la ressent encore aujourd'hui. C'est celle d'une bête traquée.
Elle qui est habituellement si méfiante, décide de faire confiance à la jeune femme, de la laisser entrer chez elle, de la soigner, de la réchauffer et de la protéger. La rencontre entre les deux femmes ne sera pas facile car non seulement, elles ont toutes les deux des choses à cacher, mais en plus, elles sont autant méfiantes et capables de se mentir l'une que l'autre.
Mais c'est sans compter sur le pouvoir libérateur et rédempteur de la parole.
Zara a un bon nombre de secrets à partager. Elle a quitté Vladivostok après la chute de l'Union soviétique pour suivre une amie à Berlin en espérant y poursuivre ses études. Là-bas, elle a été forcée par la mafia russe à se prostituer. Quand elle a réussi à s'enfuir, elle n'a eu qu'une seule chose en tête : rejoindre l'adresse donnée par sa grand-mère, écrite au dos d'une photo. Mais ça, pour l'instant, elle ne le dit pas...
Aliide a du mal à raconter les événements qu'elle a vécus et partagés avec sa soeur Ingel. Après la disparition subite de leurs parents, elles ont dû se débrouiller toutes seules jusqu'au mariage d'Ingel avec Hans, un allemand opposé au régime communiste. Aliide, très jalouse car elle était elle-aussi tombée amoureuse du beau Hans, acceptera cependant de le cacher pour lui sauver la vie...jusqu'au drame que je vous laisse découvrir.
Entre flash back et retour dans le présent, le lecteur comprendra très vite qu'un lien secret relie Zara à Aliide, tout en découvrant les horreurs qu'elles ont toutes deux subies.
Mais le destin est à nouveau en marche : la mafia russe est aux trousses de Zara...
...la terreur de la fille était tellement vive qu'Aliide la ressentit soudain en elle-même. Bon sang, comment son corps se souvenait-il de cette sensation, et s'en souvenait si bien qu'il était prêt à la partager dès qu'il l'apercevait dans les yeux d'une inconnue ?
Le récit de ces destins de femmes brisés et de cette tragédie familiale et humaine, est un prétexte pour l'autrice pour nous décrire le contexte historique de l'Estonie entre les années 40 et 90. L'Estonie est un petit pays Balte qui a connu l'indépendance dans les années 30, puis a été envahi par la Russie soviétique en 1940, puis par l'Allemagne nazie, avant d'être annexée par l'URSS en 1944. Il ne retrouvera son indépendance qu'en 1991 lors de la dislocation de l'URSS après la chute du mur de Berlin. Mais le peuple sort meurtri de cette domination, et de cette alternance de régimes politiques extrêmes et la population ne demande qu'à oublier les violences subis durant les années d'occupation.
L'autrice nous raconte tout d'abord la vie quotidienne dans une ferme d'Estonie où les habitants vivent quasiment en autarcie préparant des conserves pour l'hiver, élevant des vaches, des poules, des cochons et cultivant leur jardin potager. Mais cette vie paisible va devenir un véritable cauchemar avec l'arrivée de la guerre et de l'occupation : il va falloir survivre quitte à trahir ses proches. La vie quotidienne est faite à présent de violences psychologique et physique. La répression, les dénonciations, les arrestations, les interrogatoires et les viols sont le lot quotidien des habitants et en particulier des femmes. Elles sont victimes de la guerre, victimes d'être nées femmes et n'hésiteront pas une seconde à sauver leur peau quoi qu'il leur en coûte pour elles ou pour leurs proches.
C'est pour tout cela que "Purge" est un livre terrible, un roman sombre noir, et très dur car les mots et la description des scènes de violence subies par les femmes nous donnent envie de sauter des pages entières...
Mais le roman, s'il nous apprend beaucoup de choses sur l'histoire complexe de ce petit pays et les souffrances de son peuple, nous oblige aussi à réfléchir au comportement humain et à la culpabilité qui en découle. Le personnage d'Aliide est tout à fait édifiant à ce sujet. C'est un personnage double et le lecteur se demande souvent si elle aurait été différente si elle avait été plus heureuse dans un pays stable et en paix.
Les informations sont distillées petit à petit...ce qui crée chez le lecteur un intérêt certain car le suspense va crescendo. On a comparé Sofi Oksanen à Hitchcock pour cela ! Il y a en effet quelque chose de machiavélique mais terriblement prenant dans ces pages.
Au fil du récit, le lecteur découvre les mots couchés dans un cahier : celui de Hans écrit pendant sa "captivité". Il contient des réponses mais soulève aussi de très nombreuses questions.
A la fin du roman, des extraits de correspondances secrètes éclairent le rôle de certains des protagonistes et donnent un sens nouveau à toute l'histoire.
Il faut noter que l'autrice pour écrire ce roman s'est documentée sérieusement sur les événements dont elle parle, sur la mafia russe qui a enrôlé des jeunes femmes dans les réseaux de prostitution, sur les viols commis en temps de guerre lors des interrogatoires, et elle a eu en main des archives d'anciens officiers du KGB.
Ce roman ne donne pas une image très belle de l'humanité en temps de guerre et cela des deux côtés de l'affrontement, les exactions et les violences, les règlements de compte et les manigances font froid dans le dos, cependant malgré les avis mitigés de certains lecteurs, je me suis laissée prendre par l'histoire et je ne regrette pas de l'avoir lu car j'ai beaucoup appris sur ce petit pays.
Le roman a été adapté au cinéma en 2012 par Antti Jokinen. Peut-être avez-vous vu le film ?
Ce roman a obtenu le Prix Femina étranger et le Prix FNAC en 2010 ainsi que d'autres prix littéraires en particulier en Finlande.
Je ne l'aurais peut-être jamais lu bien que je l'avais noté à l'époque, si comme je vous l'ai déjà dit, je n'avais pas eu envie par pure curiosité de participer au challenge de Sacha "Une rentrée à l'Est" qui ne dure que 15 jours.
L'autrice est d'origine estonienne par sa mère mais a vécu toute sa vie en Finlande. J'apprends en rédigeant cette chronique que sa mère a fui l'Estonie soviétique pour gagner la Finlande dans les années 70. Ce roman s'appuie donc peut-être en partie sur l'histoire familiale...
Dans la rue, elle reconnaissait les femmes dont elle flairait qu'il leur était arrivé le même genre de choses. A chaque main tremblante, elle devinait : celle-là aussi. A chaque sursaut que provoquait le cri d'un soldat russe, ou à chaque tressaillement causé par le bruit des bottes. Celle-là aussi ?
...
Avaient-ils dit la même chose à celle-là, lui avaient-il dit : "Chaque fois que tu iras au lit avec ton mari, tu te souviendras de moi" ?