Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J’ai beaucoup de racines et de plantes avec lesquelles il est facile de tuer quelqu’un ou de lui faire perdre la raison. Je connais de nombreux moyens pour trouver des trésors enfouis ou pour pénétrer dans le garde-manger du voisin. J’ai des remèdes pour soigner les maladies, et des balles magiques qui tuent les revenants, les démons et les esprits du poêle. Mais je ne connais pas de plantes qui font aimer. Je n’en ai jamais eu besoin. Ce que les gens viennent chercher chez moi, c’est plutôt un moyen de faire du mal à un ennemi, ou une protection contre les maladies et les voleurs.
Voilà un auteur que je n'aurais peut-être jamais lu si, par curiosité, je n'avais pas voulu me pencher sur les auteurs de l'Est de l'Europe suite à la proposition de challenge de Sacha sur son blog ICI organisé du 15 au 30 septembre.
Dans ce roman, dont le sous-titre explicite est "Chroniques de quelques détraquements dans la contrée des Kratts", Andrus Kivirähk nous propose de repartir vivre au Moyen Âge, un certain mois de novembre, dans un petit village estonien où tout semble normal uniquement en apparence.
Pendant trente jours (et trente chapitres) le lecteur va découvrir un monde noir et moche dans lequel la tragédie n'est jamais bien loin. La météo déjà n'a rien à envier à nos hivers les plus rigoureux car la neige ou les pluies glaciales, le brouillard et le vent ajoutent à l'ambiance particulièrement noire.
Les personnages sont tous de sacrés roublards, ils ne pensent qu'à voler leurs prochains, voisins ou amis mais surtout le seigneur des lieux, un baron allemand que tout le monde déteste et qui n'en a que faire tant il a de l'argent. Son garde-manger est en permanence pillé par les serfs, mais lui ne cherche aucunement à se venger ou à trouver les coupables, il ne songe qu'à le remplir à nouveau !
Dans ce monde décalé où tout fonctionne, vous l'aurez compris, à l'envers, les personnages sont aidés par divers stratagèmes magiques mais en particulier par la création pour leur propre compte et leurs propres besoins de petits êtres imaginaires, les Kratts. Fabriqués avec du matériel de récupération (voir dessin de la couverture) ces petits serviteurs doivent ensuite devenir vivants grâce à du jus de groseille (je vous laisse découvrir pourquoi). Dressés pour chaparder tout ce que leurs maîtres désirent (du bois, de la nourriture, des habits...), ces petits voleurs dont certains au fil du récit nous apparaissent fort sympathiques (j'ai dit certains !!) sont prêts à tout pour survivre le plus longtemps possible. Il est tellement aisé pour leurs maîtres de se débarrasser d'eux ensuite.
En plus de ces êtres imaginaires rôdent aussi des démons, des créatures à ne pas découvrir en face de soi lors d'une balade en forêt, des maladies qui se comportent de manière étrange et que les hommes ne peuvent pas toujours duper (comme la peste par exemple), des morts qui reviennent visiter les vivants, une sorcière qui ne sait plus comment fabriquer des philtres d'amour et d'étranges tourbillonneurs qui peuvent envoyer très loin des êtres indésirables.
Mais voilà que Hans, le régisseur, tombe amoureux de la fille du baron, si jolie mais inaccessible. Il va fabriquer un kratt ressemblant à un bonhomme de neige qui se met à lui tenir des propos emplis de bienveillance et à lui parler de poésie, de mélancolie et...d'amour.
Le diable en personne pactiserait- il avec les habitants ? Le lecteur n'en serait guère étonné !
À quoi cela te sert-il d'entretenir des relations avec Dieu ? Tu lui adresses des prières, mais que t'a-t-il donné en contrepartie ? Avec le diable au moins c'est toujours utile de faire des affaires : tu lui donnes ton sang, et lui te procure en échange quelque chose dont tu as cruellement besoin. Pas la peine de le prier ni de l'implorer. C'est un marché tout ce qu'il y a de plus clair et honnête !
Il était rentré chez lui très tard, les oreilles pleines des récits étranges du bonhomme de neige, tandis que devant ses yeux défilaient encore les visions de ces curieux pays lointains aux coutumes très différentes et aux habitants complètement idiots. Tout cela avait excité son esprit. Il s'était retourné longuement sur son lit en écrasant de nombreuses punaises et n'avait réussi à s'endormir qu'au petit matin. Mais son sommeil avait été agité : les images décrites par le bonhomme de neige dansaient sans cesse devant ses yeux.
Il y a seulement quelques mois, je clapotais dans les canaux de Venise [dit le kratt bonhomme de neige] et une gondole glissait sur moi, avec à son bord deux jeunes gens-un garçon et une fille- et le jeune homme a ôté un anneau de son doigt et l'a donné à la jeune fille en disant : "Je te l'offre, en hommage à ta beauté. Nos chemins désormais se séparent et nous ne nous reverrons plus jamais. Conserve cet anneau en souvenir de moi".
- ça alors ! s'étonna le granger. C'est vraiment difficile à croire. S'ils devaient se séparer, pourquoi a-t-il offert son anneau à la jeune fille ? Il est bête ou quoi ?
Je découvre cet auteur considéré comme un "magicien des mots" avec ce roman totalement décalé, dans lequel on passe de l'absurde à des événements plus réalistes, de l'humour noir à la tragédie. Il est considéré comme le meilleur roman de l'auteur en son pays (l'Estonie donc).
Il faut se donner le droit et prendre le temps d'entrer dans son monde particulier, un univers où l'imagination est sans borne que je vous laisse découvrir si vous êtes tentés.
C'est une sorte de fable/conte fantastique certes, mais souvent très poétique dans laquelle l'auteur fait appel au folklore de son pays et à ses traditions pour nous parler du monde rural et de sa difficulté à adopter de nouvelles règles de vie.
Ce monde rural est en permanence révolté car d'une grande pauvreté. Chaque jour, les personnages doivent se battre pour survivre et cela quel que soit leur âge. Alors ils ne peuvent se fier à personne, même pas à leurs amis.
Comme il est précisé en début de roman par l'éditeur, l'Estonie a été une des dernières régions païennes d'Europe. Elle n'a été conquise et évangélisée qu'au début du XIIIe siècle dans le cadre d'une croisade menée par des chevaliers allemands. A partir du Moyen Âge, les paysans estoniens deviennent alors les serfs de grands propriétaires terriens, appelés des "barons baltes".
L'auteur a décidé de décrire un monde où les paysans n'ont pas perdu leurs croyances, ni leur espièglerie et où, s'alliant aux esprits ou avec le diable, ils satisfont sans attendre leurs désirs et décident tous ensemble de duper ces seigneurs. Une belle manière de renverser les rôles et l'Histoire.
Le roman a été adapté au cinéma en 2017 par le réalisateur Rainer Sarnet sous le titre "November". Peut-être le connaissez- vous ?
Je ne suis guère étonnée d'apprendre en rédigeant ces lignes que l'auteur en plus d'écrire des romans, nouvelles, ou des contes, écrit des pièces de théâtre, et des scénarios de films d'animation pour les enfants...
...il trouvait étrange d'entendre le bonhomme de neige parler de gens qui s'enfuyaient en voyant des génies, ou qui au contraire s'arrêtaient, fascinés, pour les écouter chanter. Etait-il possible que tous ces étrangers- ces rois, ces princesses, ces chevaliers et ces troubadours, dont le bonhomme de neige racontait les aventures- n'aient jamais entendu parler du pouvoir des oreilles de génie ?
Je ne t’ai pas apporté des richesses, mais je t’ai peut-être été utile d’une autre manière, cher maître.
- Mais… évidemment ! bredouilla Hans. Je suis… Je dois… Ah, non d’une pipe ! Je n’arrive pas à dire ce que je voudrais ! Je suis vraiment trop bête !
- Je te comprends parfaitement même quand tu te tais, le consola le bonhomme de neige. Et c’est justement cela qui a été pour moi cette nuit un motif d’étonnement. J’ai entendu bien souvent des déluges de mots et vu des tempêtes de sentiments. Dans les rencontres entre deux amoureux, j’ai entendu des serments passionnés, des déclarations d’amour, des cris et des soupirs. Mais aujourd’hui, je n’ai presque rien entendu. Deux amoureux étaient assis l’un en face de l’autre et se regardaient en silence. C’était beau...