Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Elles avaient pris l'habitude de monter sur le toit pour voir la lune. D'abord Sara, quand elle n'arrivait pas à dormir, puis toutes les deux, les yeux écarquillés, allongées l'une contre l'autre pour se réchauffer...
La lune illuminait les rêves, promettant que bientôt elles seraient grandes, qu'elles trouveraient un sac rempli de pièces d'or...
Au-delà des champs de blé et d'orge, au-delà des palmeraies et des routes qui fendaient le désert, à une matinée de charrette, le long de la côte se trouvait Tripoli. Eblouissante de jaune et de blanc, avec ses maisons à un seul étage où se reflétaient le soleil et la mer...
C'est rare que je lise des romans ou témoignages publiés chez Robert Laffont, pourtant ce sont souvent des livres faciles à lire et émouvants. Lorsque j'ai vu le thème de celui-ci sur la table des nouveautés de la médiathèque, je n'ai pas pu résister. De plus le roman est écrit par une italienne et se passe en Italie durant la Seconde Guerre Mondiale.
Il s'agit d'un premier roman. Il a le mérite de mettre au jour une page de l'Histoire du pays, dont on parle très peu car elle est encore considérée comme taboue en Italie.
Autant dire que ce livre m'a beaucoup émue.
L'histoire débute en 1940 en Libye, alors colonie italienne.
Trois sœurs, Sara 9 ans, Angela 7 ans et Margherita 5 ans vivent heureuses avec leurs parents. La famille est pauvre mais survie en travaillant beaucoup. Les enfants vont cependant à l'école. Elles aiment la nature et désobéissent à leur mère pour aller sur la plage en pleine nuit, voir naitre les petites tortues. Le seul livre qu'elles possèdent s'appelle "Les trois petits cochons" autant dire qu'elles le connaissent par cœur.
Les vacances d'été arrivent et les chemises noires imposent aux parents de se séparer de leurs enfants pour trois mois. Les petites filles, comme tous les enfants du village, sont alors envoyées en Italie dans ce qu'elles croient être une colonie de vacances.
Mais elles vont très vite déchanter car ce camp s'avère être un camp très strict, quasi militaire. Mis en place par les fascistes avant la guerre, les fillettes se retrouvent dans la célèbre tour Balilla, située sur la côte toscane.
Là-bas les filles et les garçons, dans des camps séparés, sont soumis à une discipline de fer. On leur rase les cheveux, on leur fait porter l'uniforme. Ils sont divisés en différents groupes et, leur nom est remplacé par un matricule que même les plus petits doivent retenir sous peine de sanctions. Parmi les sanctions, la plus terrible est le "trou" situé quelque part au milieu de la pinède...un endroit d'où les plus récalcitrantes reviennent anéanties.
La tour, de par son architecture, est également très impressionnante. L'escalier central en particulier est vertigineux. Le jardin où elles ont le droit d'aller jouer, est plein de recoins et proche d'une pinède qui sépare les enfants de la mer.
Heureusement les sœurs peuvent continuer à se voir et à se soutenir mais ayant toutes les trois un caractère différent, elles ne réagissent pas de la même manière à la discipline du camp et à la propagande fasciste. Sara devient très vite responsable. Angela invente ses propres règles et les appliquent à la lettre quant à la petite Margherita, elle finit par se calmer ce qui inquiète beaucoup ses sœurs qui découvrent que l'infirmière abuse de petits cachets censés la rendre plus docile.
Ce qui avait commencé comme des vacances, malgré les contraintes imposées, avec des repas plus abondants et variés qu'à la maison, des baignades quotidiennes et beaucoup de jeux et de chants en groupe, se transforme très vite en cauchemar quand Mussolini déclare la guerre. Impossible pour les centaines de fillettes du camp de rentrer chez elles en Libye à la fin des vacances scolaires. Elles sont désormais "prisonnières" à des kilomètres de leurs parents. Malgré les nombreuses lettres qu'elles envoient pour donner de leurs nouvelles, aucune n'arrive de Libye...
Leur mère les a t-elle oubliées ?
L'organisation est la même pour les Filles de la Louve et les Petites italiennes. Onze organisées forment une escouade, trois escouades forment un manipule et trois manipules forment une centurie.
La tour entière était un dortoir vertical, sans murs pour séparer les pièces, et même au niveau le plus bas les oreilles pouvaient tout entendre : les pas des Jeunes Italiennes qui avaient gagné les derniers étages, les rires et les grognements, les ordres criés...
Angela frissonna, elle avait soudain l'impression que la structure était un monstre qui venait de l'engloutir dans ses viscères.
D'abord je tiens à préciser que ce camp a réellement existé. J'ai aimé que ce roman mêle la petite histoire de ces trois sœurs à la grande Histoire. Cela m'a donné envie d'en savoir plus sur ce camp fasciste très peu connu, ce pan de l'Histoire italienne et bien entendu, sur la Libye.
Près de quinze mille enfants du "quatrième rivage"(c'est ainsi qu'on appelait la Libye) ont été envoyés dans ces camps et confiés à la GIL. La GIL (Jeunesse italienne du Licteur) remplace depuis 1938 l'ONB (ou Oeuvre Nationale Balilla). C'est une organisation de Jeunesse qui vise à "réorganiser la jeunesse d'un point de vue moral et physique" c'est à dire, vous l'aurez compris à s'occuper des enfants dès 5 ans, pour les endoctriner.
La tour Balilla est un immeuble construit par Vittorino Bonadè Bottino en 1933. Elle comprend dix-sept étages et mesure 52 mètres de hauteur. Le coeur de la tour est impressionnant pour les fillettes car il est composé d'un escalier hélicoïdal central qui permet d'accéder aux étages et donc aux chambres. Cette tour est devenue aujourd'hui un des gratte-ciels les plus photographiés. Particulièrement bien conservée, elle a servi au départ de colonie de vacances pour les enfants des employés de FIAT, on l'appelle aussi pour cela la tour Fiat.
Le personnel est formé pour être sévère mais quelques surveillantes vont cependant faire preuve d'un peu d'humanité, surtout quand la guerre éclate et que les enfants ne peuvent plus rejoindre leurs parents. Cependant, elles sont toutes très surveillées par la directrice du camp, elle même très contrôlée...On ne peut faire confiance à personne même parmi les adultes.
Le roman est très réaliste, étayé d'extraits de coupures de journaux de l'époque, de citations permettant de s'ancrer dans l'histoire. Le style est simple et la lecture fluide.
Le lecteur sait très bien que ces petite filles n'ont pas réellement existé individuellement parlant, mais tous les faits décrits, les conditions de vie, la discipline, l'embrigadement, les conséquences de la guerre et les suites sont réels. L'auteur cite précisément ses sources documentaires.
C'est un livre émouvant parce qu'il nous parle de l'amour indéfectible qui unit les trois sœurs, malgré le contexte. La promesse faite à la mère par Sara sera lourde à porter et pourtant, oh combien utile à leur survie. Cet amour les aide à construire, malgré l'éloignement, leur identité de libyennes et les aide à tenir malgré les drames. Les documents de l'époque attestent que les fratries n'ont pas été séparées dans les camps.
Le roman ne cache rien des trahisons internes, des injustices (le règlement pour les enfants des colonies n'est pas le même que celui des petites italiennes d'origine, pareil pour l'enseignement et les salles de classe), du racisme entre enfants de colons et libyennes, des arrestations (comme celle de Mari, une des surveillantes opposée au régime, qui va bouleverser leur existence), de la traque des enfants juifs qui n'ont pas le droit d'être là et disparaissent mystérieusement pour un lieu inconnu.
Il ne cache rien non plus de l'après-guerre et des actions mises en place par les associations humanitaires. Cela fait froid dans le dos !
C'est un livre qui se lit d'une traite tant le lecteur veut en connaitre le dénouement et ensuite en savoir plus sur cette triste page de la Seconde Guerre mondiale. De plus l'histoire est découpée en grandes parties et en chapitres et s'étale des années 1940 à 1947, date de la fin de la domination italienne en Libye, ce qui facilite sa compréhension.
A noter : Ce titre en Italie porte le nom évocateur de "Le Amazzoni". Je le trouve bien plus proche de la réalité du roman. En effet Sara et Angela, un soir où elles sont montées sur le toit, et cela juste avant de partir en Italie, ont vu passer dans la ruelle en bas de leur maison une "amazone" sur un magnifique cheval. Elles passeront des années à rêver de cette femme extraordinaire qui symbolisera pour elles la liberté. Et ce rêve non seulement les aidera à grandir mais aussi à résister. Sara en particulier s'y réfugie comme dans un cocon encore plus bénéfique pour elle que lorsqu'elle songe à sa mère.
Les "amazones", ces femmes guerrières et libres, font partie des mythes de la Libye depuis l'Antiquité et de bien d'autres pays dans le monde. D'ailleurs on nommera ainsi, bien plus récemment dans les années 90 les femmes qui protégeaient Kadhafi, ce qui explique peut-être (mais ce n'est que mon avis) que l'éditeur français n'ait pas voulu retenir ce titre...
Le prolongement du conflit aggrava la faim, qui telle une moisissure invisible transforma les soeurs, érodant peu à peu leur envie de jeux et de liberté, consumant leurs forces et leurs capacités à réagir...
Dans la tour et le jardin, entre-temps, tout avait continué à se dégrader comme s'était dégradé le front de Libye, sauvé en janvier 1942 et perdu en novembre, ainsi le racontaient les gens...
La guerre signifiait peut-être la même chose pour les adultes : perdre ses amis et son travail, ne plus avoir de quoi manger ni s'habiller. Elle [Angela] fixa une à une les surveillantes, leur mine toujours plus affligée, les rides creusées par les cris de colère, les ordres et les reproches, les mains lisses qui ne se fatiguaient jamais car le dur labeur revenait aux organisées. Elle devait trouver une solution, un moyen de partir...
L'espace qui les sépare disparait : hier, le port et le départ. La bande des années et des kilomètres s'enroule, les tours s'écroulent, les directrices s'évaporent, chassées par le vent, le trou s'ouvre et un sourire radieux l'avale, les goélands volent au large le bec vide, les tortues se cachent dans leur carapace, et deux soeurs retrouvent l'étreinte de savon et de sueur, les bras enveloppants d'où elles sont parties.