Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Pour moi, l'Histoire se situe dans les livres, et les histoires dans la vraie vie... En classe on étudie ce qu'il y a dans les livres, des histoires dites et redites, aussi remâchées qu'un vieux chewing-gum. Les bonnes histoires vraiment savoureuses c'est celles qui se sont échappées des livres.
L'histoire se passe à Lubok Sayong, petite ville imaginaire au nord de Kuala Lumpur, en Malaisie. Située dans une cuvette entre deux rivières et trois lacs, la région subit chaque année des inondations qui donnent lieu à des scènes inoubliables, "inconcevables" comme dirait Beevi, une vieille femme au grand cœur, à la fois revêche et fantasque, qui va être au centre de l'histoire.
Cette année-là, au début du roman, une inondation exceptionnelle (inconcevable !) va donc marquer les esprits. L'eau a atteint la terrasse de Beevi. Elle décide de relâcher son poisson d'eau douce qui s'ennuie dans son aquarium et est devenu neurasthénique, c'est facile, l'eau est devant sa porte. Les enfants jouent dans la boue ; Beevi se déplace dans son radeau de fortune fabriqué avec des bidons de plastique ; Ismet le potier tente de rattraper ses poteries qui filent emportées par le courant ; des bénévoles viennent apporter leur soutien et une aide alimentaire bienvenue mais encombrent les habitants qui veulent vivre normalement malgré la présence de l'eau et des maladies autour d'eux.
Mais alors que l'eau reflue et qu'Ismet vient aider Beevi à construire une passerelle pour qu'elle puisse aller voter sans se mouiller les pieds, un drame éclate : la sœur de Beevi et son mari sont victimes d'un accident de la route. La seule survivante est une fillette de 11 ans, qu'ils étaient allés chercher à l'orphelinat pour l'adopter. Au départ Mary Anne est un peu perdu devant cette grande famille pas comme les autres qu'elle ne connait pas et qu'elle découvre alors qu'elle est hospitalisée. Elle va finalement vivre comme prévue...mais sans ses parents adoptifs, que de toute manière elle ne connaissait pas du tout. Beevi quitte sa petite maison sur pilotis, pour emménager dans la grande maison située en haut du village, où vivait sa sœur, une maison qui appartenait à leur père. Et elle décide d'adopter la fillette.
Aidée par Auyong, son ami de toujours, Beevi va peu à peu transformer la maison en chambres d'hôtes. Très vite, ayant trop de travail elle embauche l'exubérante Miss Boonsidik, une lady-boy qui sait défendre sa cause et apporter humour et tolérance dans ce petit monde refermé sur lui-même.
Mary Anne qui a convaincu Beevi d'acheter un ordinateur et d'installer le wifi, va apprendre très vite à en faire la promotion sur internet. Les touristes vont être nombreux à venir admirer le magnifique jardin au coucher du soleil, les chambres décorées de nombreux bibelots, les tourelles qui donnent à la maison un aspect si exotique. Ils découvriront aussi les personnages hauts en couleurs qui l'habitent...
Ici, les enfants racontent à leurs parents ce que les autres enfants leur disent, et leurs parents leur racontent ce que disent les autres parents. Puis les enfants échangent entre eux, et les parents entre eux, avec de nombreux allers-retours.
C'est des fourmis RTT. La fièvre dure seulement une heure après la morsure.
- C'est quoi une fourmi RTT ? a demandé Cikgu Naraini.
- Il suffit de se faire piquer pour avoir de la fièvre, après on se met en arrêt maladie au lieu de poser une journée de RTT.
Ce roman est un roman choral qui alterne les voix du vieux Auyong, l'ami fidèle, directeur de l'usine de litchis locale, et de Mary Anne qui n'a que 11 ans et adore qu'on lui raconte des histoires, en particulier quand Mami Beevi est en forme, prend la parole et les invente au fur et à mesure qu'elle les raconte.
Le ton est tout de suite plaisant, drôle, plein de tendresse pour les personnages, tous hauts en couleurs et tellement loufoques. Même les drames sont racontés avec humour et étayés de réflexions profondes sur la vie, le destin, les comportements humains.
Ainsi en est-il par exemple du terrible accident survenu sur le lac lors d'une mémorable partie de pêche, dans lequel un américain emporté par sa proie a tragiquement trouvé la mort.
Les situations sont souvent rocambolesques, mais les personnages forment un panel réaliste montrant le visage multiple de la Malaisie contemporaine, l'homophobie et le racisme ambiant (jusque dans la boisson servie dans un bar qui a trois couleurs symbolisant les Tamouls, les Chinois et les Malais ).
Ici les gamins pour rater l'école à tour de rôle, n'hésitent pas à se faire piquer par des fourmis provoquant de la fièvre pendant seulement une heure, pour pouvoir ensuite s'amuser toute la journée.
Ici les poteries, une fois dispersées dans les arbres ou autre lieu insolite par l'inondation, deviennent des œuvres d'art recherchées par les gens de la ville ou des nichoirs pour les Calaos.
Ici les touristes débarquent dans ce lieu préservé et le décalage des points de vue est édifiant et bien entendu amusant.
Ici, la réalité côtoie les légendes, la fantaisie et le surnaturel.
C'est un roman à la fois grave et léger, entre modernisme et traditions, qui nous parle de la famille, des différences de genre, de l'importance de la transmission. Sa lecture fait du bien tant l'humour est présent à chaque page. Impossible de s'ennuyer en découvrant tous ces personnages tellement humains. Beaucoup de poésie se dégage de ce premier roman de l'auteur qui a reçu le Prix du Roman Etranger en 2018, ce que j'apprends en rédigeant ces lignes.
J'ai beaucoup aimé et je vous conseille cette lecture si vous voulez voyager tout en passant un excellent moment de lecture, amusant et dépaysant à la fois ce qui ne fait pas de mal pour aborder la fin d'année avec un peu de légèreté.
On a toujours été des laissées-pour-compte. A l'école, on était les pauvres orphelines sans famille...
Hier, quand j'étais dans la rue avec tous les manifestants, je comptais autant que la personne à côté de moi. On ne me faisait pas la charité. Je n'étais pas un prétexte à bonne conscience. J'étais pareille que tous les autres. Est-ce que tu te rends compte de ce que ça représente ?