Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Il éprouvait une secrète jouissance à la pensée que seuls lui et trois ou quatre autres personnes avaient accès à des cours, des couloirs, des salles, des tympans, des bas-reliefs et autres motifs sculptés, encore interdits aux plus prestigieux des visiteurs. A ces derniers, on avait assigné un domaine, le temple de Ta Prohm où ils pouvaient se croire revenus soixante-dix ans en arrière, au temps des premiers explorateurs et découvreurs...
Je ne connaissais l'auteur que de nom, lorsque Pascaline, que je remercie ici, m'a proposé de me l'envoyer en SP. Ce roman vient de sortir en librairie le 9 novembre dernier.
A cette occasion pour ceux qui vivent à la capitale deux rencontres-dédicaces, organisées par l'Editeur, l'Asiathèque, auront lieu le jeudi 17 novembre à 18h30 à la librairie L'Asiathèque- 1 Rue Deguerry, Paris 11e (métro Goncourt) et le mercredi 23 novembre à 19h30 à la librairie Tropiques - 63 Rue Raymond-Losserand, Paris 14° (métro Pernety).
L'auteur Alain Forest, connait bien le Cambodge. Il est passionné par l'histoire de ce pays, les conséquences de la colonisation, les croyances et la religion des cambodgiens. Professeur émérite à l'Université de Paris-Diderot, il transmet sa passion à de nombreux étudiants et a bien entendu visité les sites d'Angkor à plusieurs reprises au cours de sa vie.
Pour ce roman, il s'est inspiré d'un fait réel. En 1935, Georges Trouvé, un jeune architecte, membre de l'Ecole française d'Extrême-Orient, attaché à la Conservation d'Angkor, se donne la mort à Siem Reap au Cambodge. Les raisons de ce suicide resteront obscures...
Le roman débute alors que Peters, le nouveau résident, cherche à comprendre la disparition "accidentelle" de Daniel Pascaud, un architecte qui travaillait à la Conservation des temples d'Angkor, suite à une lettre reçue depuis peu, en provenance de ses parents qui veulent bien entendu, un an après le drame, en savoir plus. Le dossier est bien mince, et le rapport rédigé par l'ancien résident français à Siem Reap, Alexandre Vaillot, en poste au moment des faits, laisse planer un doute.
Peters décide de rencontrer Abel Reynaud, le réparateur d'antiquités khmères qui travaille à la Conservation. Il se trouve que les pages du rapport transmises par le précédent résident, avaient mystérieusement disparues. Elles constituent le début d'un récit qu'Abel a écrit pour faire le point sur l'affaire. Suite à leur entrevue, Abel accepte de partager son manuscrit en entier. C'est ce texte que le lecteur va découvrir...
Il n'en faut pas plus pour nous tenir en haleine !
L'Histoire
Au début des années 30, un jeune couple français s'installe au Cambodge. Daniel est architecte, et sa jeune femme Julie, ethnologue. Elle espère profiter de leur venue dans ce pays inconnu, pour effectuer des recherches sur les petits villages cambodgiens qui entourent le site.
Très vite, le jeune couple s'adapte à la vie de la petite communauté. Ils sont tous les deux très bien entourés par toute l'équipe des "ankorologues", reçus avec beaucoup de bienveillance par le Conservateur et toutes les personnalités locales.
Daniel se passionne pour son travail d'une grande richesse, et bien entendu pour les découvertes extraordinaires faites lors des fouilles. Il rencontre des personnes merveilleuses et devient de plus en plus apprécié par ses pairs, malgré sa timidité et son entêtement. La méthode de l'anastylose (*) mise en place pour restaurer les monuments, commence à faire ses preuves tout en restant délicate à mettre en œuvre...
Alors que le jeune couple est admiré par tous, de nouvelles responsabilités entrainent un éloignement mutuel. Daniel, en effet, devient Conservateur par intérim car, Farges, le Conservateur en chef, doit retourner en France pour préparer l'Exposition coloniale qui aura lieu en 1931 à Paris. Une reproduction du temple d'Angkor doit faire partie des attractions.
Julie, quant à elle, passe de plus en plus de temps éloignée de leur petite maison.
Est-ce à cause de la surcharge de responsabilités qui pèse sur ses épaules ? Parce que Julie passe de plus en plus de temps dans les villages pour étudier les coutumes des cambodgiens ? Parce que Daniel dérange les esprits enfouis dans les temples, comme le croient les gens de la région et les ouvriers du chantier ? Ou, est-ce suite à la mystérieuse attaque au cours de laquelle Daniel a été victime d'un traumatisme crânien ?
Quelles que soient les raisons, Daniel devient, sous les yeux ébahis de leur entourage, maladivement jaloux, épiant sans cesse les gestes, les propos et les fréquentations de sa jeune femme. Cela devient pour lui une véritable obsession. Julie étouffe et s'éloigne de lui : le comportement de Daniel est pour elle une "violence psychologique" qu'elle mettra des mois à identifier comme telle.
Et le drame éclate...
C'était donc lui ce bandit ! Wattapong les attendait assis sur un bat-flanc, sous la véranda de son élégante maison de bois sur pilotis. C'était un petit homme au visage rond dont les yeux en amande disparaissaient presque derrière le sourire. Il portait fièrement une très grosse paire de bacchantes à la Nietzsche, ou plutôt style lion de mer, ce qui accentuait son apparente bonhommie. Il était coiffé d'un chapeau melon qu'il souleva pour saluer les visiteurs ; la coupe de cheveux en brosse au-dessus de ce visage rond et de cette énorme moustache créait un effet singulier...
Mon avis
Dans ce roman riche en rebondissements, c'est Abel Reynaud, le conservateur ami du couple, qui prend la parole pour tenter de comprendre, analyser les faits, et trouver une explication à ce drame. Daniel a-t-il été victime d'un accident comme le laissent entendre les autorités, ou s'est-il tout simplement suicidé ?
J'ai lu ce roman quasiment d'une traite tant la lectrice que je suis, a été passionnée par les multiples facettes de l'histoire.
Le récit alterne deux voix, celle d'Abel donc, entrecoupée par des extraits d'une longue lettre de Julie qui tente d'apporter sa vérité en décrivant son ressenti.
Le récit est découpé en quatre chapitres correspondant aux années et chacun ensuite est divisé en saison des pluies, et saison sèche, ce qui nous sert de repère temporel, le climat imposant en effet de longues périodes de repos forcé durant la saison des pluies.
Les rebondissements nous tiennent en haleine.
Le lecteur découvre tout un panel de personnages décrits de manière très imagée et réaliste (et non sans humour !) qu'ils nous soient sympathiques ou pas. Parmi les personnes aimées, nous découvrons Wattapong le gouverneur, et sa femme qui aiment Daniel comme leur propre fils ; Chan l'ami cambodgien, avec qui il parcourt la région à cheval pour découvrir d'autres vestiges ; Albert Leperreux l'épigraphiste, qui va jouer un grand rôle dans la seconde partie du roman.
Parmi les personnes moins sympathiques, il y a en particulier le nouveau résident Alexandre Vaillot (administrateur des villes et temples) qui va dès son arrivée tout changer sous prétexte de faire des économies, fermer la Résidence aux français comme aux cambodgiens...s'entourer de gardes.
Les personnages féminins sont particulièrement attachants qu'il s'agisse de l'amie de Julie, ou de la femme du gouverneur, toutes ces femmes sont d'avant-garde, désirant vivre libres. Elles jouent un rôle particulièrement intéressant sur les chantiers car elles aident à améliorer les conditions de travail des ouvriers et de leur famille sur place.
Si vous êtes un peu ou beaucoup curieux des recherches archéologiques de l'époque, des techniques mises en place pour restaurer les sites ou mettre au jour les différentes découvertes, vous vous régalerez à lire les passages qui décrivent le détail du travail de Daniel et de son équipe. C'est un livre incontournable pour qui aime les "vieilles" pierres, les vestiges, les temples de cette région du monde.
Le lecteur apprend ainsi à mieux connaître la vie des Cambodgiens à cette époque. A la fin des années 20 et au début des années 30, le Cambodge était en effet sous protectorat français. C'est le Conseil des ministres cambodgien, placé sous la présidence d'un résident français, qui gouverne malgré la présence du roi. Chaque province est dirigée par un gouverneur cambodgien et un résident français qui le "surveille". Les français se comportent comme de véritables colons. Les objets trouvés font souvent l'objet de trafics frauduleux (A.Malraux est cité à ce sujet, je savais qu'il avait été condamné !).
Les équipes de fouilles sont toutes composées d'autochtones qui s'impliquent dans les fouilles, tout en ayant peur de voir les dieux mécontents. Mais eux seuls savent parler aux éléphants qui manipulent les lourdes pierres, entre autres...
Au fil du roman, le lecteur se surprend à douter, et à s'interroger sur les croyances du pays, la réincarnation, le karma, la force cachée des pierres...et les esprits qui les peuplent. Il découvre lors des récits à la veillée, l'emprise des croyances sur le monde réel.
Peu à peu une vérité apparait : il vaut mieux ne pas se fier aux apparences et il vous faudra lire ce roman captivant et d'une grande richesse documentaire pour vous faire votre propre idée sur la question.
Les cambodgiens affirment que les monuments sont habités par des génies et je ne suis pas loin de le croire. Je sais à présent que les monuments, comme les génies, peuvent sinon rendre fous certains êtres, tout au moins aggraver leur folie.
Daniel fut leur victime...
Longtemps, les habitants de Siem Reap et des environs d'Angkor pensèrent que Daniel avait été puni par la grande divinité protectrice d'Angkor Vat pour avoir fouillé son sanctuaire.
* anastylose = c'est un terme archéologique qui désigne la technique de reconstruction d'un monument en ruines grâce à l'étude méthodique de l'ajustement des différents éléments qui composent son architecture. La reconstruction est faite en utilisant les fragments trouvés sur place avec des matériaux modernes, de couleur et de qualités différentes, de sorte que l'on puisse distinguer à l’œil nu l'ancien du moderne et préserver les pierres antiques de l'altération (par exemple en utilisant des matériaux légers). Cette technique doit être appliquée avec précautions parce qu'elle s'appuie sur des hypothèses. L'anastylose obéit au principe de réversibilité, c'est-à-dire qu'on puisse démonter la reconstitution en cas d'erreur (définition internet)
Cette méthode a réellement été mise en place dès les années 30 sur de nombreux monuments du site d'Angkor au Cambodge (et en particulier sur le temple Khmer de Banteay Srey dont il est question dans ce roman) à l'initiative de l'Ecole française d'Extrême-Orient.