Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Tout s'effondra le dimanche des Rameaux. Des vents furieux, porteurs d'une pluie virulente, déracinèrent les frangipaniers du jardin. Ils gisaient sur la pelouse, leurs fleurs roses et blanc rasant l'herbe, leurs racines brandissant des mottes de terre...
Il y avait toujours des éclats de rire qui fusaient dans le maison de Tatie Ifeoma, et peu importe d'où venait le rire, il rebondissait contre tous les murs et dans toutes les pièces. Les disputes éclataient vite et retombaient tout aussi vite. Les prières du matin et du soir étaient toujours ponctuées de chants, des chants de louanges ibos qui invitaient en général à taper des mains...
Nous nous assîmes tous pour partager le petit déjeuner de Papa-Nnukwu, en l'écoutant parler des hommes qui recueillaient le vin de palme au village, qui partaient à l'aube pour grimper aux palmiers parce que les arbres donnaient un vin aigre après le lever du soleil. Je me rendais compte que le village lui manquait, qu'il regrettait de ne plus voir ces palmiers auxquels les hommes grimpaient, retenus par une ceinture en raphia qui les entourait, eux et le tronc d'arbre.
Dans un Nigéria en proie à une grande instabilité politique, Kambili, 15 ans vit avec sa famille dans un cadre idyllique mais très étroit, qui est celui de la belle maison où elle habite avec sa famille. Elle ne subit que des sarcasmes à l'école car elle n'a pas d'amies.
Eugène, le père, est un riche notable, propriétaire de plusieurs usines agro-alimentaires et d'un journal local indépendant qui prouve qu'il est très engagé politiquement. Très respecté par la communauté d'Enugu, il se sent investi d'une mission particulière au sein de sa famille. Il sait être généreux avec son entourage, mais fait vivre un enfer quotidien aux siens. En tant que catholique fondamentaliste, il ne tolère aucun écart de langage, ou d'emploi du temps et fait vivre sa famille dans la terreur du pêché. Les enfants n'ont pas intérêt à oublier une des règles qui régit la vie familiale. La foi a réponse à tout et les journées sont rythmées par les messes, les prières parfois tellement longues que le repas est froid, les devoirs, les confessions et j'en passe...
Kambili a l'habitude de cette famille silencieuse, où tous les membres vivent sous l'emprise psychologique et la tyrannie du père qui peut être très violent à ses heures.
Il interdit à ses enfants de visiter le grand-père plus d'un quart d'heure (car celui-ci a des pratiques païennes à ses yeux) et tolère à peine de parler aujourd'hui à sa propre sœur, Ifeoma avec qui il a été fâché pendant des années. Pourtant les événements politiques extérieurs (le coup d'état de 1993) vont l'obliger à envoyer ses enfants, passer du temps chez elle.
Là-bas, le père est mort, l'argent fait cruellement défaut, mais les enfants vivent dans un vrai foyer, chaleureux, vivant dans lequel tout le monde peut s'exprimer et rire, tout en participant à la vie familiale et en étant responsable de ses actes et de ses propos. Kambili et Jaja n'en reviennent pas et vont profondément évoluer à leur contact. Mais, faire l'apprentissage de la liberté sans arrière pensée ne s'acquiert pas en un jour. Ce que leur père leur présentait comme un péché comme écouter de la musique, rire, jouer au foot ou voir des garçons le faire (pour Kambili), parler à table, chanter lors des prières, avoir ses propres opinions et pensées et j'en passe, devient pour eux une nécessité. Aussi, lorsque Jaja, le frère aîné se rebelle, le jour du dimanche des Rameaux, et refuse d'aller communier, Kambili n'en est pas réellement étonnée, mais la famille va voler en éclat.
Quel prix devront-ils payer pour avoir droit à la liberté ?
"Kambili, tu es précieuse...
Tu devrais aspirer à la perfection. Tu ne devrais pas voir le péché et marcher dans la voie sans hésiter."
Il baissa la bouilloire dans la baignoire et l'inclina vers mes pieds, lentement, comme s'il se livrait à une expérience et voulait voir ce qui se passerait...
La douleur du contact était si pure, si brûlante, que je ne sentis rien pendant une seconde. Et puis je hurlai.
Papa s'assit à la table et se servit du thé, présenté dans le service en porcelaine avec les fleurs roses sur les bords. J'attendis qu'il nous demande à Jaja et à moi de prendre une gorgée, comme il le faisait souvent. Une gorgée d'amour, l'appelait-il, parce qu'on partage les petites choses qu'on aime avec les gens qu'on aime.
Cette nuit-là, je rêvais que je riais, mais ça ne ressemblait pas à mon rire, même si je ne savais pas trop à quoi ressemblait mon rire. c'était un rire saccadé, rauque et enthousiaste, comme celui de Tatie Ifeoma.
La force de ce roman réside dans le fait que les différents évènements (parfois très violents) sont racontés par une toute jeune fille. Kambili est en effet la narratrice et c'est encore presque une enfant tant elle est bridée dans ses réflexions personnelles autant que dans ses actes et ses ressentis par la présence du père et les règles tyranniques qu'il impose à sa famille.
L'histoire commence le fameux dimanche des Rameaux, pour ensuite remonter les événements en amont. Puis le lecteur revient au présent.
La mère et les deux enfants sont attachants et le lecteur n'a aucun mal à les comprendre et à éprouver de l'empathie pour eux devant la violence gratuite du père. La mère est faible et soumise, elle ne dit rien et laisse faire, car elle sait qu'elle-même va aussi subir des violences. Jaja plus mature mais aussi, élevé en tant que jeune homme, a plus de facilité à se révolter. Kambili est intelligente mais ne peut rien exprimer de ce qu'elle ressent. Par moment le lecteur a envie de la secouer pour la faire réagir. Elle décrit les évènements avec beaucoup de froideur même lorsqu'elle est impliquée...c'est comme si elle regardait les faits de l'extérieur. Bien entendu, le lecteur va la voir évoluer avec bonheur, mais le chemin sera long pour se reconstruire après une telle éducation.
Le père est un personnage ambivalent, car il est à la fois généreux pour les autres, et intransigeant et psycho-rigide pour sa famille. Il est lui-même totalement sous l'emprise de la religion, alors que pour son pays, il fait partie des progressistes et se bat pour défendre les libertés et les droits de l'homme.
La famille de la tante bien entendu a toute son importance dans l'histoire, les cousins un peu moqueurs au départ, vont accepter ensuite Jaja et Kambili et les intégrer avec sincérité dans leur vie.
Seule la relation platonique, mais sincère, entre le jeune prêtre et Kambili m'a un peu surprise. Elle n'apporte pas grand chose au récit, même si elle permet à la jeune fille de prendre conscience de sa propre valeur et d'ouvrir un peu plus son monde et d'aspirer à une certaine liberté.
Bien entendu, le roman nous permet d'en savoir plus sur les conditions de vie au Nigéria, les différences sociales, la culture locale, les différentes religions pratiquées, les émeutes étudiantes et les différents événements qui font suite au coup d'état dans un pays fragile et fortement déstabilisé.
J'avais beaucoup aimé "Américanah" un roman présenté ICI qui m'avait permis de découvrir l'auteur. J'ai eu beaucoup de plaisir à retrouver sa plume qui sait mettre de la légèreté dans des situations dramatiques, dépeindre chacun des personnages avec beaucoup d'humanité, avec leurs forces et leurs faiblesses, et nous permettre d'entrer dans leur vie quotidienne en toute sincérité.
Les tyrans continuent de régner parce que les faibles n'ont pas la force de résister.
Personne ne m'avait encore jamais dit ça. Je le gardai pour plus tard, pour me passer et repasser dans la tête que je l'avais fait rire, que je pouvais faire rire.
Le silence pèse sur nous mais c'est un silence d'une autre sorte, qui me laisse respirer...
Tant de choses sont encore tues entre Jaja et moi. Peut-être parlerons-nous davantage avec le temps, ou peut-être ne serons-nous jamais capables de tout dire, d'habiller les choses de mots, ces choses qui sont nues depuis longtemps...