Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
A une demi-heure à pied, sur le chemin principal qu'on ne pouvait pas appeler route, même avec les critères de l'époque, Morne-Galant somnolait, ramassé sur lui-même. Encore aujourd'hui, les Guadeloupéens disent de Morne-Galant ! "Cé la chyen ka japé pa ké". Je te le traduis puisque ton père ne t'a jamais parlé créole : "C'est là où les chiens aboient par la queue."
Pour moi qui suis née dans la grisaille, l'île constitue un monde de sensations secrètes, inaccessible la plupart du temps. Les moments que je passe là-bas sont des parenthèses sensuelles, où tout prend le relief particulier de la fugacité. Je touche, je goûte, je sens. La plante de mes pieds cuit. Le jour se dérobe sous mes doigts. Je suis assommée par les étoiles.
La Guadeloupe, c'est comme une salle d'attente où on a fourré des Nègres qui n'avaient rien à faire ensemble. Ces Nègres ne savent pas trop où se mettre, ils attendent l'arrivée du Blanc ou ils cherchent la sortie.
Voilà un roman qui n'est pas une nouveauté mais que je tenais vraiment à découvrir un jour...
Déjà le titre est intrigant ensuite il se passe en partie en Guadeloupe, une île paradisiaque pour les touristes d'aujourd'hui, mais qui à la fin du XXe siècle était encore prise entre deux mondes...
L'auteur est une conteuse-née !
Elle nous fait entrer dans la famille Ezechiel-Lebecq, d'abord par la voix de la narratrice, Eulalie, qui porte le même nom que sa grand-mère, et qui a trente ans. Elle est la fille de celui qu'on a surnommé toute sa vie "Petit-Frère" comme s'il devait à jamais n'être que ça. Puis elle va donner la parole tour à tour, à son propre père, à Antoine, la sœur aînée, et enfin à Lucinde la cadette.
Même si son père lui a déjà parlé de la Guadeloupe, elle, qui est née en banlieue parisienne dans les années 70, ne s'est rendue que quelques rares fois au pays, pour de brèves vacances chez Hilaire son grand-père. Aussi, elle a décidé d'interroger ses tantes et de prendre des notes... alors qu'elle est devenue mère à son tour, et qu'elle est à la recherche de son identité métisse et de ses origines.
C'est Antoine qu'elle interroge, la sœur aînée, détentrice de la mémoire familiale et des souvenirs de la mère, morte trop jeune pour que Petit-Frère s'en souvienne. Antoine, c'est son "nom de savane". Il a été choisi pour contrer les mauvais esprits ! Elle s'appelle en réalité Apollone mais personne ne l'appelle jamais de ce prénom-là. Antoine a 75 ans et elle va raconter à la jeune femme d'où elle vient...
Le lecteur découvre la vie à Morne-Galant, un village du bout du monde, "là où les chiens aboient par la queue".
La famille vit dans une masure sans eau et sans électricité entourée d'une nature merveilleuse et de champs de cannes à sucre où les hommes s'épuisent au travail toute la journée, tandis que les blancs les surveillent.
L'esclavage a pourtant été aboli...
Le père possède quelques biens, des bœufs, un lopin de terre qui nourrissent la famille mais qu'il dilapidera au fur et à mesure car tout cela n'a pour lui aucune valeur et que la générosité est sa première qualité.
Eulalie, la mère, est originaire d'une famille bretonne. D'une santé fragile, elle mourra avant de mettre au monde son quatrième enfant. Les enfants sont métis et pas très bien acceptés par la petite communauté.
Antoine, l'aînée dénote dans la famille car elle est particulièrement débrouillarde, libre, impulsive et indocile pour l'époque mais aussi un peu sorcière, tout en étant très croyante. Parfois elle inquiétera son entourage mais elle saura régner d'une main de maître sur sa destinée. Elle quittera à 16 ans la famille pour se rendre à Pointe-à-Pitre et sera la dernière de la fratrie à quitter son île.
Lucinde, la seconde, est plus douce et plus discrète. Avec ses doigts de fée, elle apprendra la couture et saura créer des modèles pour habiller toutes les générations et aussi bien les gens de couleur que les Békés.
Petit-Frère, lui se rêve musicien. Son enfance a été durablement marquée par son enfance sans mère, un véritable traumatisme pour cet enfant fragile et trop sensible.
Tous trois vont un jour quitter leur île dans les années 60, pour aller vivre dans la région parisienne. Là une autre vie les attend qui ne correspond pas vraiment à leurs rêves...
L'autre chose qui rendait maman bizarre pour les culs-terreux de Morne-Galant fut son arrivée des Grands Fonds, comme ça, sur le cheval d'Hilaire qui se tenait raide sous son chapeau sombre, une blessure sanguinolente à la tempe, la bride serrée dans ses grosses mains. Cette beauté blanche assise derrière l'un des Nègres les plus noirs de la contrée, et un des plus "brigands", comme on dit chez nous, ça faisait comme une insulte pour les deux mondes.
C'est un roman polyphonique en partie autobiographique qui donne tour à tour la parole à chacun des membres de la famille et, je le précise pour les lecteurs qui se perdent parfois parmi tous les personnages, on sait toujours dès le début du chapitre qui parle.
Les personnages sont attachants, les anecdotes savoureuses, et c'est une plongée dans la vie guadeloupéenne du XXe siècle mais aussi dans celle de la métropole. Le lecteur partage les déceptions, les souffrances de l'exil, et l’espoir d'une vie meilleure ailleurs...
Nous voilà donc partis en voyage pour quelques heures d'une lecture magnifique et d'un dépaysement total.
L'écriture est superbe, poétique et imagée, étayée de nombreux mots créoles, toujours traduits, et d'expressions qui donnent son rythme à ce roman qui se lit d'une traite et dans lequel on ne s'ennuie pas une seconde.
J'ai aimé découvrir cette épopée familiale mais aussi l'histoire de la Guadeloupe à cette époque où elle n'était pas encore devenue touristique. Ils ont été nombreux à la fin des années 60, suite aux événements sanglants de 1967 en particulier, à quitter leur île pour la métropole où le plein emploi était bien présent et facilitait leur intégration.
Inutile que je vous précise que ce roman a été une belle découverte pour moi. C'est une fresque familiale passionnante et qui sonne toujours juste.
Conserver est un réflexe de gens bien nés, soucieux de transmettre, de génération en génération, la trace lumineuse de leur lignée.
En comparant mes souvenirs aux paroles d'Antoine, de Lucinde et Petit-Frère, je comprends qu'Hilaire représentait une Guadeloupe rurale frappée de disparition. Aucun des ses enfants n'appartenait au même monde que lui. Ils étaient de l'âge de la modernité, éloignés de la canne, plongés dans l'en-ville.
Vous pouvez aller lire l'avis de Zazy, ci-dessous. C'est elle qui m'a rappelé par sa chronique que ce roman était noté dans mon petit carnet depuis déjà un certain temps et qu'il était plus que temps que je le recherche à la médiathèque pour le découvrir à mon tour...
Je découvre en mettant le lien vers son blog, que nous avons choisis quelques citations communes !
Estelle-Sarah Bulle - Là où les chiens aboient par la queue - ZAZY - mon blogue de lecture
Là où les chiens aboient par la queue Estelle-Sarah Bulle Éditions Liana Levi Août2018 288 pages ISBN : 9791034900459 4ème de couverture : Dans la famille Ezechiel, c'est Antoine qui mène le ...