Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Vous savez ce que ressens un homme quand il court et qu'il abandonne un mort ou un blessé ? Il court pour sa vie parce qu'il a peur pour lui. C'est cela l'humiliation. Les autres hommes peuvent comprendre cela.
J'ai couru vers le Nil. Les grenades lacrymogènes remplissaient l'atmosphère et moi je pleurais. Je ne sais pas si c'était à cause du gaz ou à cause du jeune qui était mort, ou à cause de moi, ou si c'était pour tout ça à la fois. En revenant j'ai vu de mes propres yeux un grand nombre de morceaux humains laissés par le tank...
Désolée de commencer la présentation de ce livre, que j'ai lu depuis déjà pas mal de temps, par un extrait aussi choc...mais c'est indispensable à mes yeux, même si je sais par avance ce que certains d'entre vous vont me dire. Libres à vous de passer votre chemin, bien entendu, ce roman est très dur mais malheureusement le reflet d'une réalité qui a été occultée par de nombreux médias partout dans le monde...
"J'ai couru vers le Nil" est en effet, un livre qui raconte comment en 2011, les jeunes égyptiens se sont révoltés contre le pouvoir en place de Moubarak, contre l'autorité, l'injustice et la corruption, entraînant avec eux des gens de tous âges et de toutes conditions.
Alors que leurs parents effarés ne désiraient aucun changement par besoin de sécurité, et avaient peu à peu tout accepté sans se poser aucune question, les jeunes arrivent à faire démissionner Moubarak. Mais rien ne change pour autant et l'armée prend le pouvoir, soutenue par les Frères Musulmans.
Les médias à force de persuasion montent la population contre les manifestants (on les accuse d'être payés par les pays étrangers, d'avoir reçu des formations pour devenir révolutionnaires).
Les manifestations tombent dans l'horreur : les jeunes, les femmes, et leurs enfants ainsi que tous ceux qui les avaient rejoints sont massacrés par l'armée. Tous ceux qui croyaient à la révolution se retrouvent torturés, broyés, meurtris, les filles violées, salies. Des familles entières explosent ou tombent dans le désespoir pleurant la perte d'un des leurs, et la justice ne fait rien : elle donne raison aux bourreaux.
Le lecteur suit ainsi la vie d'Asma, jeune enseignante refusant de faire un mariage arrangé et de porter le voile, et celle de Mazen, un jeune ingénieur travaillant dans une cimenterie. Ils se sont connus dans une réunion politique, sont tombés amoureux et s'écrivent de nombreuses lettres quand ils ne peuvent pas se voir. Par ces lettres le lecteur en apprend beaucoup sur les événements.
Khaled et Dania eux, n'appartiennent pas au même milieu bien qu'ils soient tous deux étudiants en médecine et qu'ils fassent partie des hôpitaux mobiles s'installant en périphérie des manifestations pour soigner les blessés.
Le père de Dania est le général Alouani. Il est chef de la Sécurité d'Etat. Il vit dans la foi "sans omettre aucune obligation ni recommandation et sans faire un pas avant de s'être assuré qu'il est conforme à la charia".
Il mène une vie bien remplie et à part sa "session matinale (prière, lecture du Coran, petit-déjeuner, puis copulation licite)" il ne s'occupe que de son travail...et n'hésite pas à faire torturer les prisonniers pour obtenir des aveux.
Il aime sa fille qui est "la source de la joie la plus profonde de son existence" et va tout faire pour l'éloigner du jeune homme.
Khaled est fils de chauffeur. Son père Madani se battra pour obtenir justice, car hélas Khaled fera partie des jeunes tués. On lui proposera de l'argent pour qu'il retire sa plainte "le prix du sang". Le colonel responsable de ce qu'on peut appeler un assassinat sera blanchi par la justice malgré les nombreux témoignages qui l'accusent.
On rencontre aussi Achraf, un bourgeois copte, comédien désabusé, fumeur de haschich qui est tombé amoureux d'Akram, sa domestique musulmane. Il va peu à peu se joindre à la révolution à la grande déception de sa femme Magda qui va fuir, car leur appartement donne directement sur la place Tahrir. La vie d'Achraf change alors radicalement. Le hasard lui fait croiser Asma qui s'est réfugiée chez lui. Il va alors prendre part aux manifestations. Il a vu l'armée charger les jeunes dans le but de les tuer. Il met même un local à la disposition des manifestants. Les dialogues entre Achraf et Akram donnent l'occasion à l'auteur de magnifiques passages sur l'amour et l'acceptation des différences religieuses, culturelles et sociales...
On croise aussi Issam, devenu alcoolique, directeur de l'usine où travaille Mazen, qui a été lui-même emprisonné pendant des années, mais qui aujourd’hui ne sait plus où il en est. Ancien gauchiste, il pourrait prendre partie pour la révolution mais non, il n'hésite pas à s'en prendre à ses salariés lui-aussi. De plus, son ex- femme Nourhane, est devenue une présentatrice télé recherchée, emplie d'ambition et prête à tout pour garder sa place, y compris de truquer les émissions et les reportages et d’interviewer de faux manifestants...
L'auteur a choisi de donner la parole à ces différents personnages (bourreaux ou partisans de la révolution) tous représentatifs de la société égyptienne au moment de la révolution. Ils sont liés les uns aux autres et le lecteur va donc les retrouver tout au long de sa lecture. Ils se croisent, s'aiment, se détestent, se côtoient dans les manifestations ou s'opposent. On les voit évoluer dans un sens ou dans un autre, s'impliquer ou au contraire profiter des événements pour tirer leur épingle du jeu.
Ce mélange d'histoires personnelles autour de la révolution de 2011, place Tahrir au Caire, peut rendre la lecture un peu difficile par moment car il faut faire un effort pour se souvenir des personnages. Mais le plus difficile reste non pas la forme du roman mais la lecture des scènes de torture et des massacres perpétrés par les bourreaux, prêts à casser à n'importe quel prix cette révolte.
C'est un roman très dur mais exceptionnel, proche du récit car il présente entre deux histoires le témoignage de six manifestants dont les noms bien entendu ont été changés. Tous les événements sont réels et seuls les noms des personnages et leurs relations ont été modifiés.
Le style est direct sans fioritures. L'auteur sait de temps en temps faire preuve d'humour et nous parler d'amour, voire de sensualité. Il est très humain et raconte les événements choquants avec beaucoup de finesse.
Le récit ne laisse aucun espoir à la mise en place d'une démocratie dans le pays. Inutile de se voiler la face, c'était hier dans un pays proche de nous et nous n'avons eu qu'une vision très édulcorée des événements...
Ce qui m'a le plus choqué en dehors des massacres et des tortures, c'est... le test de virginité des jeunes filles musulmanes, mis en place pour les humilier, pour leur faire abandonner la lutte, les salir à jamais et, l'hypocrisie avec laquelle certains se servent de la religion, comme c'est le cas du prédicateur, le Cheikh Chamel qui est devenu très proche de l'état, reçoit beaucoup d'argent pour divulguer la bonne parole et se sert donc de la religion et du Coran, pour faire peur au peuple et le manipuler.
A noter
Ce roman dont la traduction littérale du titre arabe est "La république comme si", est toujours interdit en Égypte et dans la plupart des pays arabes sauf au Liban, en Tunisie et au Maroc.
L'auteur vit aujourd'hui aux États-Unis. Il est poursuivi pour "insultes envers le président, les forces armées et les institutions judiciaires égyptiens" par un tribunal militaire.
Son témoignage courageux de la dérive de son pays ne peut laisser personne indifférent.
Le mari a le droit de vérifier que la marchandise est de bonne qualité et qu'il n'y a pas de contrefaçon. Si tu savais, Mazen, comme je me sens humiliée dans ces moments-là ! j'ai l'impression de n'être pas grand-chose, de ne pas avoir de dignité. Une simple marchandise dans une vitrine, attendant le client qui paiera le prix et l'emportera.
Le général se tut comme s'il mettait de l'ordre dans ses idées, puis il regarda l'homme d'affaires et poursuivit :
Nous vous chargeons, vous et vos collègues, d'ouvrir des médias de toutes sortes : des chaînes de télévision et de radio, des journaux, des sites internet. Il faut que nous reprenions l'initiative. Notre devoir est de conscientiser les Égyptiens pour les rendre capables de mettre le complot en échec...