Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Celui d'avant ne voulait pas découvrir les conséquences de ce qui avait eu lieu, il était assez sage pour deviner que les mauvaises nouvelles peuvent attendre lorsque les bonnes ne viennent pas les tempérer, mais il est bien obligé de suivre celui qui les vivait, il n'avait pas la main, il s'éteignait peu à peu sans le savoir dans la conscience nouvelle qui, comme d'un sommeil confondu avec l'existence, émergeait.
J'ai tourné la tête très lentement, de nouveau comme si le tueur était là : comme un enfant qui continue de faire le mort après le départ des méchants qui le cherchent et qui ne peut s'empêcher de regarder à travers ses doigts ce que, s'il était mort comme il feint de l'être, il ne pourrait voir...
...j'avais la sensation que je n'en sortirai jamais, que cette non-sortie devait m'apporter, si c'était possible, quelque sagesse. Je ne devais sortir ni de l'hôpital, ni du livre, le second étant le mode d'emploi du premier. Certes, la mort n'était pas au bout du chemin, de ce chemin-là en tous cas, mais "j'avais ici des choses à apprendre et à vivre" que je n'aurais pu connaître ailleurs.
Comment parler de soi et du monde, de soi dans le monde, quand ce qui a été vécu la veille est expédié ailleurs, apparemment très loin, par ce qui est vécu aujourd'hui ?
...en la décrivant ainsi, j'échappais à ma condition. Il m'avait fallu atterrir dans cet endroit, dans cet état, non seulement pour mettre à l'épreuve mon métier, mais aussi pour sentir ce que j'avais lu cent fois chez des auteurs sans tout à fait le comprendre : écrire est la meilleure manière de sortir de soi-même...
Prix Fémina 2018
Ce livre n'est pas un roman, c'est un récit...le récit d'une terrible et éprouvante reconstruction physique et psychologique, après que l'auteur ait été victime de l'attentat de Charlie Hebdo, le 7 janvier 2015.
Je ne voulais pas le lire mais une amie m'a proposé de me le prêter le temps que je voulais...
C'est une lecture éprouvante et un livre admirable. Il ne peut se lire d'une traite et je n'ai pas honte de dire que j'ai fait des pauses...tout en ayant irrésistiblement envie de le reprendre et de ne pas abandonner trop longtemps l'auteur, dans sa chambre d'hôpital.
Comment ce survivant a-t-il pu puiser en lui tant de courage, de persévérance pour avoir envie de continuer à vivre ?
Lui qui est devenu une gueule cassée, car atteint par les balles sur la mâchoire inférieure, nous narre ici le long parcours vers une guérison possible.
Mais je vous rassure, malgré le sujet, il y a très peu de passage triste finalement...
L'auteur laisse parler son coeur et nous livre son ressenti.
Il nous parle des liens qui l'unissent au personnel soignant, de leur patience, de leur douceur, de leur empathie mais aussi de leurs doutes. Il y a les infirmier(e)s et aides-soignant(e)s mais aussi sa chirurgienne, avec qui il va entretenir une relation exceptionnelle. C'est elle qui va pratiquer les opérations les plus spectaculaires, comme la greffe du péroné pour remplacer la mâchoire inexistante, combler le trou et pouvoir revasculariser et reconstruire une mâchoire fonctionnelle (d'où le titre, le lambeau).
Se nourrir redeviendra donc possible, reprendre goût à la vie en quelque sorte...
Leur humanité est sans borne et nous ne pouvons que les admirer pour cela et, pour tout ce que donnent ces personnes quotidiennement, à ceux qui ont besoin de soin.
Bien sûr, la scène de l'attentat est décrite avec beaucoup de réalisme et les minutes qui ont suivi l'horreur, où l'auteur n'a pas encore mal au niveau de sa blessure, ni compris qu'il était blessé, sont très éprouvantes. Il ne sait pas encore ce qui l'attend et nous entrons peu à peu dans son ressenti. Mais nous comprenons tout de suite, que le traumatisme sera incommensurable, impossible à partager avec tous ceux, comme ses proches, ses amis, et nous compris, qui n'étions pas là.
Pendant ses longs séjours à l'hôpital, la musique (Bach en particulier) et les livres lui tiennent compagnie. D'ailleurs il ne descend jamais au bloc sans ses doudous... quelques livres cachés contre lui.
Mais je tenais à vous dire que ce livre ne parle pas que de l'attentat, ou des nombreuses et éprouvantes opérations de reconstruction...
L'auteur est journaliste à Libération et à Charlie Hebdo. Il continue à écrire, à lire, à s'intéresser à l'actualité et nous livre ses réflexions à ce sujet.
Il nous parle aussi de ses amis, des circonstances de leur première rencontre, de sa famille, de sa relation avec celle qu'il aime et qui vit outre-atlantique, de ses gardes du corps et de la relation particulière qui le rattache à eux.
Il s'interroge sur son métier de journaliste, sur l'écriture et ce que cela lui a apporté et lui apporte à présent.
Le lecteur est étonné et touché en plein cœur par la sincérité des propos, leur justesse de ton et le fait que l'auteur se mette à nu, nous montrant à quel point il est devenu vulnérable, mais à aucun moment il ne tombe dans le pathos, ni ne manifeste une quelconque violence ou idée de vengeance.
Pour revivre parmi les vivants, il lui fallait pour se reconstruire, passer par une longue phase où il a cherché à comprendre celui qu'il était devenu, tout en faisant le deuil de celui qu'il avait été...
Ce récit n'est pas gai et souvent dérangeant, mais j'ai trouvé important de le lire car si tout le monde se mobilise lors des attentats pour être solidaire de l'horreur, on oublie ensuite ce combat mené par les victimes pour non seulement revenir à la vie mais redevenir tout simplement humain.
Ce récit a une véritable dimension littéraire, il va au-delà du simple témoignage.
Chers amis de Charlie et Libération,
Il ne me reste pour l’instant que trois doigts émergeant des bandelettes, une mâchoire sous pansement et quelques minutes d’énergie au-delà desquelles mon ticket n’est plus valable pour vous dire toute mon affection et vous remercier de votre soutien et de votre amitié. Je voulais vous dire simplement ceci : s’il y a une chose que cet attentat m’a rappelée, sinon apprise, c’est bien pourquoi je pratique ce métier dans ces deux journaux – par esprit de liberté et par goût de la manifester, à travers l’information ou la caricature, en bonne compagnie, de toutes les façons possibles, même ratées, sans qu’il soit nécessaire de les juger.
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