Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Tout le monde déteste le régime Ben Ali. Moi, je m'en moque. Je suis pêcheur à Kerkennah. Personne ne m'a jamais interdit de pêcher à Kerkennah. Rien de ce qui est beau n'appartient à Ben Ali. Lui, il a seulement le pouvoir et l'argent. Mais la beauté de Kerkennah, le soleil, la mer, le vent, il nous les laisse. Il ne peut pas nous les voler.
Et c'est tout ce que je demande.
Nourdine depuis quelques mois, avait entamé un travail d'approche. Malgré son impatience de faire partager à Issam sa renaissance dans l'Islam véritable, il avait été prudent. Il ne disposait que de sa puissance de conviction, de sa science encore incertaine et de quelques écrits, vidéos et fichiers audio qu'un ami salafiste de Sfax lui mettait sur une clé USB. Il les montrait régulièrement à Issam...
Issam eut envie de tout dire à son père. Lui dire qu'il était devenu un vrai musulman et qu'il ne pouvait plus tricher. mais Nourdine lui avait maintes fois répété qu'il ne fallait pas mentionner la religion...
Paul Arezzo, un célèbre peintre français, débarque en Tunisie dans l'archipel de Kerkennah. Il vient de subir une terrible déception sentimentale et n'a plus envie de peindre. Nous sommes dans les années 2000. L'archipel est un petit paradis. La vie y est paisible...
Très vite, Paul va se lier avec Farhat, un pêcheur du coin et faire la connaissance de sa famille. Nora, sa femme enseigne le français, et ils ont deux enfants, Issam, l'aîné et Ahlam, la cadette.
Paul propose de s'occuper des enfants et de leur donner des cours. Cela lui redonne le goût de vivre, car les enfants vont s'avérer être exceptionnellement doués et réceptifs. Issam aime peindre tandis qu'Ahlam joue du piano. Tous trois partagent des instants magiques. Paul rêve du jour où tous les trois pourront réaliser une oeuvre unique qui reliera tous les arts : "peindre la musique" devient pour lui une véritable obsession.
Mais le destin les frappe inexorablement...
Nora, atteinte d'une leucémie foudroyante meurt subitement, alors que Paul, l'a transporté à Paris pour la faire soigner.
Farhat est perdu et se décharge sur Fatima, sa belle-mère et sur Paul en qui il met toute sa confiance.
Des années après, alors que Ben Ali est chassé du pays, tout bascule : l'islamisme déploie son idéologie peu à peu. Issam succombe aux paroles de son ami Nourdine et se fait embrigader. Il s'éloigne définitivement de l'art, censé être une insulte à la religion, de Paul et de sa famille, tandis qu'Ahlam, de son côté s'engage davantage dans son combat pour la liberté de la femme en Tunisie.
Maintenant tout les oppose...
J'ai aimé la plume de l'auteur. Il sait de quoi il parle, et le lecteur le sait et le sent. Il étudie ses personnages avec une grande finesse et les rend vivants et attachants.
Le contraste entre la beauté de l'art et des créations décrites dans ce livre, le bonheur qu'il procure, l'amitié et l'amour entre les personnages du roman d'une part et la violence du fanatisme religieux d'autre part, est très bien amené.
Le processus d'endoctrinement, qui palier par palier, transforme Issam et ses camarades, et les amène à commettre l'indescriptible, est également décrit avec minutie et beaucoup de réalisme.
L'auteur développe à la perfection non seulement leurs doutes et leurs états d'âmes mais aussi la façon dont les "chefs" les testent sous prétexte de savoir s'ils peuvent leur faire confiance, et la manière dont ils utilisent les mots du prophète pour mieux les convertir, les vidéos pour mieux les tromper et les peurs enfouies en chacun d'eux pour les affaiblir et les humilier.
Ce qui est choquant c'est que même quelqu'un qui, comme Issam a connu l'amour autour de lui, une éducation culturellement enrichissante et une famille unie, même s'il a souffert de la mort de sa mère, peut, parce qu'il est davantage sensible, se laisser endoctriner.
J'ai été touché par le personnage de Farhat qui voit son monde s'effondrer. Paul m'a paru parfois beaucoup moins crédible, et ne m'a pas complètement convaincu quand à son projet de peinture un peu complexe, mais qui nous offre de belles pages. Il a cependant une place centrale dans l'histoire et dans la famille. Quant à Ahlam je vous laisse la découvrir...en lisant ce roman, mais je veux juste vous dire que je l'ai trouvé exceptionnelle.
Ce roman a été écrit, bien sûr, pour nous faire réfléchir sur les événements de ces dernières années, la montée du radicalisme et ses dérives, nous inviter à rester vigilant quand on travaille avec des ados ou que l'on côtoie de jeunes adultes. Tout changement d'attitude doit nous interpeller...
Mais c'est avant tout un roman porteur d'espoir qui nous montre bien que les jeunes générations d'aujourd'hui se battent aussi, avec courage, pour un monde meilleur.
Voilà pourquoi l'auteur a choisi d'appeler son roman "Ahlam", dont le prénom signifie "les rêves" en arabe, et non pas "Issam"alors que ce dernier est au centre de l'histoire...
Marc Trevidic est un ancien juge d'instruction. Il a travaillé au pôle antiterroriste du Tribunal de Grande Instance de Paris. Il a déjà écrit plusieurs essais très remarqués sur le thème du terrorisme.
"Ahlam" est son premier roman et le premier de ses livres que je lis.
Il vient de publier en 2018, non seulement un second roman intitulé "Le magasin jaune" qui se passe entre les deux guerres, mais une BD, premier opus d'une trilogie sur le terrorisme, dont il a écrit le scénario avec Matz et le dessinateur Giuseppe Liotti, "Comptes à rebours".
Un auteur à suivre donc...