Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Depuis qu'il était revenu d'entre les morts, il savait qu'une peur indéfinissable, vibrante, presque palpable, était peu à peu venue l'habiter. A quoi s'ajoutaient les effets dévastateurs de son ensevelissement. Quelque chose de lui était encore sous la terre, son corps était remonté à la surface, mais une partie de son cerveau, prisonnière et terrifiée, était demeurée en dessous, emmurée. Cette expérience était marquée dans sa chair, dans ses gestes, dans ses regards. Angoissé dès qu'il quittait la chambre, il guettait le moindre pas, passait prudemment la tête par une porte avant de l'ouvrir en grand, marchait près des murs, imaginait souvent une présence derrière lui, scrutait les traits de ses interlocuteurs et se tenait toujours à portée d'une issue au cas où.
Cela fait déjà un certain temps que je voulais lire ce roman qui a fait grand bruit lors de sa sortie et qui a obtenu en 2013 le Prix Goncourt, puis le Prix France Télévisions, et le Prix des Libraires de Nancy et des Journalistes du Point et dont on a tiré un film largement plébiscité lui-aussi l'an dernier.
Et puis vu le sujet, j'ai longuement hésité : j'ai tellement déjà lu de romans sur la Première Guerre Mondiale.
Et bien, je peux vous assurer que, bien que je sache par avance que ce roman était cruel, macabre et dérangeant... et bien, je l'ai trouvé terriblement dérangeant, affreusement cruel et épouvantablement macabre !
Que vous dire de plus : l'histoire a été tant et tant de fois racontée dans les médias que presque tout le monde la connaît par cœur.
Je vous en fait tout de même un très bref résumé...
Quelques jours à peine avant l'armistice qui a permis d'en finir avec cette terrible Grande Guerre, Albert Maillard fait une découverte édifiante : les deux éclaireurs envoyés en avant, ont été abattus dans le dos et n'ont pas été victimes des boches comme le pensaient ses camarades.
Il comprend aussitôt que c'est le lieutenant d'Aulnay-Pradelle qui est l'auteur de ce meurtre, au moment même où ce dernier le pousse dans un trou d'obus dont Albert ne peut sortir seul.
Pris au piège au fond du trou, il sera sauvé in extremis par Edouard Péricourt au moment même où ce dernier est grièvement blessé par un nouvel obus.
Rescapés tous deux de ce carnage, ils seront à jamais liés pour le meilleur et pour le pire, mais tenus au secret par la hiérarchie qui n'aura de cesse de les poursuivre et de les menacer...
Comment reprendre goût à la vie dans ces années terribles d'après-guerre, quand on a tout perdu, qu'on est poursuivi par ses démons, et traumatisés dans sa tête comme Albert, le faible comptable peureux au grand coeur, ou dans son corps comme Edouard, devenu une gueule cassée, lui qui aurait pu espérer devenir un grand artiste, bien qu'il soit rejeté par sa famille parce qu'il est homosexuel.
Leur principal souci est de trouver de l'argent pour vivre mais surtout pour fournir à Edouard sa dose quotidienne de morphine, seule capable de lui permettre de tenir le coup...
Ils vont donc imaginer tous deux, une monumentale arnaque (nous sommes bien dans une fiction, je vous rassure) dont je ne vais pas vous donner les détails pour ceux qui voudraient encore découvrir l'histoire.
Une façon de se venger bien à eux de la société qui les rejette, une arnaque d'une cruauté inouïe, d'une grande violence et totalement immorale.
En le tenant contre lui, Albert se dit que pendant toute la guerre, comme tout le monde, Edouard n’a pensé qu’à survivre, et à présent que la guerre est terminée et qu’il est vivant, voilà qu’il ne pense plus qu’à disparaître. Si même les survivants n’ont plus d’autre ambition que de mourir, quel gâchis…
Mourir le dernier, se disait Albert, c'est comme mourir le premier, rien de plus con.
Tous ces dessins, une centaine, avaient été réalisés ici, sur le front, dans les tranchées, et montraient toutes sortes de moments quotidiens, des soldats écrivant leur courrier, allumant leur pipe, riant à une blague, prêts pour l'assaut, mangeant, buvant, des choses comme ça. Un trait lancé à la va-vite devenait le profil harassé d'un jeune soldat, trois lignes et c'était un visage exténué aux yeux hagards, ça vous arrachait le ventre. Presque rien, à la volée, comme en passant, le moindre coup de crayon saisissait l'essentiel, la peur et la misère, l'attente, le découragement, l'épuisement, la peur et la misère, ce carnet, on aurait dit le manifeste de la fatalité.
En le feuilletant, Albert en eut le cœur serré. parce que, dans tout cela, jamais un mort. Jamais un blessé. Pas un seul cadavre. Que des vivants. C'était plus terrible encore parce que toutes ces images hurlaient la même chose : ces hommes vont mourir.
C'est un roman dérangeant, certes mais très bien écrit et qui se lit bien sûr jusqu'au bout tant l'auteur sait distiller les événements, passionner son lecteur avec des faits réels et nous toucher avec cette histoire qui nous permet de nous replonger dans le fiasco de cette guerre et l'ambiance de cette époque d'après-guerre, où tout était prétexte à faire commerce, où les héros étaient ceux qui étaient morts car on ne voulait plus voir les vivants et surtout les supporter avec leurs problèmes, leurs souvenirs et leurs gueules cassées.
Une période où les politiques et la société toute entière avaient bien besoin d'une bonne leçon, où toutes les escroqueries attestent du chaos dans lequel le pays se trouvait alors...
Ici point de patriotisme : on parle de cercueils emplis de terre, quand ce n'est pas d'un soldat ennemi, d'arnaques sur la douleur des familles, de ministres sans scrupules, d'un lieutenant prêt à tout pour avoir les honneurs et se faire un nom, et de soldats coupables de ne pas être morts...
Les premières pages sont époustouflantes par leur puissance d'évocation.
Pas besoin de voir un film... les mots se suffisent à eux-mêmes. On ne peut que trouver absurde et tellement révoltant que ce lieutenant arriviste soit prêt à tout pour obtenir les honneurs et envoie ses hommes au casse-pipe à quelques jours de l'armistice, mais bien sûr on sait bien que tout cela n'est pas que fiction et peut être une histoire vraie : certains ont fait du zèle jusqu'au bout...
Tout a été dit sur ce roman !
L'écriture est superbe et les mots justes. C'est vrai.
Cependant...
Les personnages sont décrits avec beaucoup de finesse psychologique, mais cela ne les empêche pas de tomber parfois dans la caricature.
Je n'ai pas trouvé toujours sincère, l'amitié qui relie les deux héros...même si ce qu'ils ont vécu ensemble est forcément très fort et crée un lien, celui-ci a trop souvent un air "obligatoire" et "contraignant".
Je n'ai pas été touché non plus par le père d'Edouard et sa rédemption tardive. Il n'avait qu'à aimer son fils tel qu'il était, voilà tout.
Certains passages sont terriblement longs ce qui n'apporte rien de plus à l'histoire comme par exemple la lente reconstruction d'Edouard. Cette lenteur est certainement voulu par l'auteur mais je n'aime pas m'ennuyer dans la vie ni quand je lis.
Heureusement, certaines situations sont croquées avec beaucoup d'humour et je n'ai pas été insensible au cynisme de la situation finale.
C'est un roman qui nous oblige à nous poser beaucoup de questions sur la limite entre fiction et réalité, car tout ce qui est raconté ici aurait pu être vrai, mais surtout sur les guerres et leurs conséquences en général.
Du coup, on ne peut s'empêcher de penser que toutes les guerres d'aujourd'hui peuvent avoir autour d'elle, cette même dose de commerce et de calculs machiavéliques.
Mais au fond de moi...dans mes tripes, malgré tout ce que je viens de vous dire et ses nombreux prix littéraires, j'ai trouvé ce roman affreusement sordide et pour l'instant, cela ne me donne pas du tout envie, mais alors pas du tout envie, ni de découvrir un autre roman de l'auteur, ni de lire la suite qui est sortie cette année et dont on a beaucoup parlé, ou de voir le film.
C'est dire ! Et vous savez que je suis toujours sincère dans mes chroniques, prix Goncourt ou pas.
Mais dans quelques temps peut-être...ça me passera.
Pour en savoir plus, si vous hésitez encore, vous pouvez lire les chroniques de Mimi, Ecureuil bleu, Zazy, Hélène ou carrément aller voir celles de Babelio (il y en a plus de 800).
C'est dire combien ce roman a été lu par de nombreux lecteurs...