Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Quant à moi je ne pouvais pas bouger, j'étais comme frappé au cœur. Passionné et capable seulement de saisir les choses d'une manière passionnée, dans l'élan fougueux de tous mes sens, je venais pour la première fois de me sentir conquis par un maître, par un homme ; je venais de subir l'ascendant d'une puissance devant laquelle c'était un devoir absolu et une volupté de s'incliner.
Au soir de sa vie professionnelle, un éminent professeur de philologie reçoit de la part de ses élèves et collègues de l'université, un livre d'hommage le remerciant pour ses trente années de professorat et ses nombreuses oeuvres et discours...
Mais ce qui manque dans cet hommage, c'est l'essentiel de sa vie, ce qui l'a surtout marqué dans sa jeunesse et qui explique son parcours intellectuel, c'est le secret qu'il porte en lui depuis plus de quarante ans.
Alors qu'il n'avait que 19 ans, il a été en effet fasciné par la personnalité d'un de ses professeurs d'université. Cette rencontre sera décisive et suscitera chez lui un mélange d'admiration, d'idolâtrie, de soumission et d'amour.
Il entreprend alors de nous raconter ces années d'étudiant, ses désirs d'alors, son attachement pour ce maître qui pourtant souvent ne lui apportait que souffrance et questionnement, cachant son mal-être derrière un mariage de convenance, changeant d'humeur constamment au gré de ses sentiments, trop souvent cruel envers le jeune homme naïf et en quête d'approbation et d'amour qui ne comprenait rien et nageait en pleine confusion.
A cette époque, sa jeunesse et son manque d'expérience ne lui ont pas permis de comprendre le mélange de sentiments qu'il éprouvait pour son professeur jusqu'au jour où, le professeur lui livra un secret douloureux à porter... avant de disparaître pour toujours.
Ce qu'il sait avec certitude aujourd'hui... c'est qu'il n'a jamais aimé quelqu'un d'autre aussi fort, ni plus que lui.
La question me tourmentait. Je sentais brûler en moi comme une soif de mieux connaître cet homme au double aspect. Et obéissant à une inspiration subite, à peine eût-il quitté sa chaire en passant devant nous sans nous regarder, que je courus à la bibliothèque et demandai ses publications.
Avec beaucoup de pudeur et l'écriture pleine de délicatesse et de finesse qu'on lui connaît, Stefan Zweig retrace les affres de cette passion dévorante, mais interdite.
Il montre bien les difficultés du vieux professeur à réfréner ses désirs, face aux contraintes et aux tabous de la morale de l'époque.
Ce court roman, souvent considéré comme une nouvelle, est paru en 1927 mais il connut aussitôt un succès fulgurant.
Freud a lui-même salué la manière dont cette passion était restituée, un véritable triangle oedipien pour certains, un livre sur la passion amoureuse pour d'autres, un livre sur le désir homosexuel sans nul doute possible...
Ce livre est souvent considéré comme le chef-d'oeuvre de Stefan Zweig et il fallait que je le relise, que je me laisse porter par la beauté de cette écriture, qui à chaque instant sonne juste.
C'est en effet un très beau livre que je vous conseille de lire si vous ne l'avez pas encore fait ou de relire à l'occasion.
L’après-midi, me trouvant pendant une heure seul avec sa femme, j’éclatai tout à coup en une sorte d’explosion hystérique et, lui prenant les mains, je m’écriai :
"Dites-moi, pourquoi me hait-il tant ? Pourquoi me méprise-t-il ainsi ? Que lui ai-je fait ? Pourquoi chacune de mes paroles l’irrite-t-elle à ce point ? Que dois-je faire ? Aidez-moi. Pourquoi ne peut-il pas me souffrir ? Dites-le moi, je vous en supplie ! "
Alors, un œil perçant, étonné de cette explosion sauvage, me regarda. "Ne pas vous souffrir ?" Et en même temps un rire fit claquer ses dents, un rire qui jaillit comme une pointe si méchante et si acérée que, malgré moi, je reculai.
"Ne pas vous souffrir ?" répéta-t-elle encore une fois, tout en regardant avec colère mes yeux hagards.