Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Tu vas reprendre le cours de ta vie, camarade Kotev. Tu vas retrouver les tiens, ton fils Jankel, dont certains ici s'apprêtaient à demander l'incarcération au titre de l'approche de classe. Tu vas reprendre tous tes biens confisquée lors de ton incarcération. Mais...tu trembles, camarade Natalia ? ...Redresse-toi, redresse-toi donc !
J'avais beaucoup aimé "Le cas Eduard Einstein" de Laurent Seksik que j'ai d'ailleurs chroniqué sur ce blog.
Voilà que grâce à une amie du Cercle de lecture auquel je participe, j'ai eu envie de me plonger dans la lecture de son dernier roman...
C'est l'histoire d'une famille juive que l'on suit sur plusieurs générations.
Ses membres sont tous médecins et tous passionnés par leur métier. Ils se transmettent cette passion comme si leur vie en dépendait.
Le lecteur fait d'abord connaissance avec Pavel Alexandrovitch, simple médecin de campagne en Russie, un homme courageux et sans argent.
Nous sommes en 1905 et la Russie tsariste n'est pas encline à la bonté envers les juifs.
Dans le petit village de Ludichev, les habitants connaissent tous le docteur qui parcourt la campagne à cheval et dont le diagnostic est si sûr que sa renommée dépasse les frontières du village. Il sera d'ailleurs obligé d'aller soigner le gouverneur de la Province en toute discrétion...
Mais peu à peu les juifs sont chassés de chez eux, et les pogroms se multiplient.
La forêt s'étalait comme une masse inerte enveloppée de silence. Pavel s'y engouffra. L'air devenait palpable, flanqué d'îlots de brume. Une âcre odeur de mousse emplissait l'atmosphère, la terre était changée en un caveau humide. Pavel menait son cheval au trot au milieu du chemin couvert de ronces, prenant soin d'éviter les branchages à hauteur du visage, les troncs pourris en travers de la route. il avait la hantise de ce matin d'hiver où, quelques années auparavant, trois Cosaques ivres avaient surgi de derrière les arbres, s'étaient précipités sur lui et, après l'avoir questionné, l'avaient roué de coups au cri de "Mort aux Yids" !
Suite aux exactions contre les juifs qui ont vu un village voisin entier en flammes, Pavel décide d'envoyer son fils aîné Mendel, étudier loin de lui en Allemagne sous la République de Weimar. Sans le savoir, il va lui sauver la vie.
Lorsque la famille entière est massacrée, parce que Pavel est opposant au régime soviétique, Mendel est sauvé ainsi que la toute petite Natalia, âgée de deux ans, miraculeusement placée chez une nourrice le temps de se remettre d'une mauvaise rougeole.
Aucun des deux ne sait que l'autre est en vie...
Plus tard, le lecteur va retrouver Mendel en Allemagne. Il est devenu adulte, médecin et professeur. Nous sommes déjà dans les années 20.
Malgré la sympathie qu'il nourrissait pour leurs idées, Mendel n'avait jamais songé à rejoindre le camp des spartakistes. Le souvenir des siens rongeait sa volonté. Leur drame avait étouffé tout instinct de révolte. A quoi bon la révolution ? Le massacre de sa famille avait déjà fait table rase du passé.
Mais à Berlin, la montée du nazisme va obliger la famille à l'exil...son fils Tobias fait les frais de la violence ambiante.
"Tu vas souffrir un peu, mais ton père te soignera à ton retour. C'est un bon médecin, ton père ?"
L'un maintint fermement le poignet de Tobias sur le bitume, l'autre leva le couteau en l'air, d'un coup bref et violent, avec la dextérité d'un boucher, trancha l'index droit du garçon à hauteur de la première phalange, après quoi, prestement, il prit le mouchoir d'entre les dents de l'enfant et fit un garrot à l'extrémité de la phalange qui pissait le sang...
"Heil Hitler !"
Maintenant Tobias a grandi et part s'installer à Nice. Il se croit à l'abri, exactement au moment où la guerre va le rattraper...et où les italiens vont laisser leur place aux allemands.
Léna Kotev, dont on a fait connaissance dès le début du roman porte le poids de cet incroyable destin familial...et de tout ce qu'a vécu sa famille, de génération en génération.
Elle a hérité, elle aussi, de leur propension à soulager la douleur morale comme physique et de leur humanisme.
Quand Tobias, son père qui vit à Paris auprès d'elle, va s'éteindre à son tour, lui même atteint d'un cancer, elle va chercher à en apprendre plus sur ses ancêtres...il lui en a si peu parlé.
Elle décide alors de contacter Jankel, le fils de Natalia, pour en savoir plus sur cette branche familiale inconnue.
Devra-t-elle à son tour s'enfuir ?
Quelle fatalité poursuit ainsi toute sa famille ?
Elle douta avoir eu réellement le choix. Elle songea que son père, et le père de son père, et Pavel, son arrière-grand-père, avaient peut-être décidé à sa place. Ou bien tout avait commencé dans le désert d'Alexandrie, un des membres de la tribu des Thérapeuthes possédant des dons divinatoires avait inscrit Léna Kotev dans le Grand Livre de la Médecine. Et, comme elle se sentait en confiance, elle avoua, réalisant l'incongruité de son propos en même temps qu'elle prononçait ces mots :
"J'ai choisi médecine par esprit de famille".
C'est un roman poignant de vérité qui nous raconte le monde d'aujourd'hui tel qu'il est puisque Léna est cancérologue à Paris, tout en éclairant son quotidien et ses problèmes personnels à travers l'histoire de son lourd passé familial.
C'est un roman très dur qui laisse peu de place à l'espoir mais le lecteur s'attache aux personnages et trouve merveilleux l'amour qui les unit.
L'auteur ne se place cependant jamais en voyeur. Il décrit les événements avec beaucoup de pudeur et sans jamais porter de jugement, ni nous inviter à en porter.
Toute l'horreur de l'antisémitisme trouve encore écho en nous-même, longtemps après avoir refermé ce livre...
Le roman alterne avec le monde d'aujourd'hui à Paris en 2015 et l'histoire familiale passée, dans un va -et- vient constant et bouleversant, qui peu à peu va rejoindre la Grande Histoire. Ce qui est particulièrement émouvant c'est que Léna et ses ancêtres se répondent à des années de distance, un événement trouvant son explication ou une réponse dans un autre.
L'écriture est magnifique et sensible. Peu de mots peuvent la décrire.
Les personnages deviennent des héros qui traversent l'existence et la Grande Histoire sans jamais dévier de leurs croyances en l'humanité.
L'exercice de la médecine, dans cette famille est un art et une passion qui bouleverse leur vie.
L'auteur, lui -même médecin, offre ici un brillant hommage à ceux qui se battent pour sauvegarder notre santé, qui aiment guérir et refusent de perdre espoir et de baisser les bras.
Difficile pour moi d'en dire plus.
Cet auteur est à découvrir absolument !