Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Relecture...
Ce roman a obtenu le Prix Renaudot 2003 et le Grand Prix des Lectrices de ELLE en 2004.
Nous sommes en 1917, la Grande Guerre fait rage...
Ceux qui croyaient qu'elle ne durerait pas, déchantent.
Dans un petit bourg du nord-est de la France, situé près de la ville de V., juste assez près du front pour que les habitants entendent les obus, une petite fille de 10 ans est découverte morte : elle a été étranglée. C'est la petite "Belle de jour" que tout le monde connaissait alentour, puisque son père tient "le Rébillon", le seul restaurant du bourg.
Vingt ans plus tard le narrateur, un policier qui a participé à l'enquête (ce qu'on ne saura que vers la fin du roman) et dont on ne saura jamais le nom, se souvient de cette terrible journée glaciale de décembre...
"Belle de jour" avait été retrouvée sur les berges du canal à deux pas de l'usine et du château, la demeure du procureur Destinat.
Le procureur y vivait seul depuis de nombreuses années avec ses domestiques, depuis que sa toute jeune femme était prématurément décédée.
Qui a fait le coup ? Le procureur Destnat, toujours triste et seul, qui a été aperçu avec la fillette la veille au soir ? Le juge Mierck, personnage dégoûtant et imbu de sa personne ? Un homme du village qui avait trop bu ? Un déserteur de passage, fuyant le front ? Un des ouvriers de l'usine ?
L'affaire ne sera jamais résolue et va soulever beaucoup d'interrogations...
Le narrateur se rémémore les différents événements, fouillant sa mémoire, tout en écrivant dans un petit carnet les témoignages des gens, les réactions du procureur, celles du juge, du maire, des commerçants, des gendarmes présents sur les lieux du drame, des gens du village et de tous ceux qui, de près ou de loin, ont tenu un rôle dans cette affaire.
Il nous décrit les lieux et les gens avec minutie et discrétion : l'usine en bordure du canal, construite fin XIXème avec ses logements ouvriers proches, les ouvriers qui sont heureux d'échapper à la mobilisation générale tout en culpabilisant de ne pas être partis, les soldats qui ne font que passer au village, pour se rendre au front ou qui en reviennent démolis de l'intérieur ou blessés et gémissants, les gens du village qui entendent les bruits de la guerre mais se sentent néanmoins éloignés de ce carnage parce qu'ils ont leurs propres souffrances, leurs secrets, leurs doutes...
Il se remémore aussi les conséquences que l'enquête a eu sur sa vie personnelle, et le drame qui l'a broyé à jamais, ainsi que le suicide de Lysia, la petite institutrice au sourire si doux, la mort du médecin qui a préféré se laisser mourir de faim plutôt que de se faire payer par ceux qui n'avaient pas d'argent, les tortures infligées par des hommes de justice aux deux déserteurs qui seront accusés à tort du meurtre.
Ces morts-là prennent toute la place occultant ceux de la Grande Guerre toute proche. Car la guerre est bien là, on l'entend, on parle d'elle mais on ne la voit jamais. Elle touche ceux qui sont au village... de l'extérieur.
Le récit monte crescendo dans le drame, créant une tension qui ne se démentira jamais, au fur et à mesure que le narrateur dévoile peu à peu les secrets, enfouis au plus profond de lui toute sa vie ,et qui ne seront révélés en totalité au lecteur qu'à la toute fin de l'histoire...
C'est un récit bouleversant, alourdi par le poids du remords, des deuils, des innocents condamnés pour rien, et des accusations qui n'ont pu avoir lieu à l'encontre des bourgeois de la ville, faisant bloc par solidarité.
Mais dans ce monde si particulier où tout est ambivalence, où la frontière entre le bien et le mal est floue, rien ni personne, n'est tout blanc ou tout noir...
Les âmes sont grises parce terriblement humaines...tout simplement d'où le titre du roman.
J'ai une fois de plus été plus que séduite par l'écriture de cet auteur, toute en finesse et je ne regrette pas d'avoir choisi cette relecture...
Du roman a été tiré un film, sorti en 2005, que je n'ai jamais eu l'occasion de voir...
Voir le site officiel ICI.
Extraits
"Ce n'est guère gros un corps de dix ans, qui plus est mouillé par une eau d'hiver...
Elle ressemblait à une princesse de conte aux lèvres bleuies et aux paupières blanches. Ses cheveux se mêlaient aux herbes roussies par les matins de gel. Ses petites mains s'étaient fermées sur du vide." p.19
"La mort brutale prend les belles choses, mais les gardent en l'état. C'est là la vraie grandeur. On ne peut pas lutter contre." p.46
"Commencèrent ensuite des jours étranges. Il y avait toujours la guerre, et plus encore peut-être qu'à tout autre moment : les routes devenaient les sillons d'une interminable fourmilière qui se teignait de gris et de barbes harassées. Le bruit du canon avait fini par ne plus cesser, que ce fût la journée ou la nuit, et il ponctuait nos existences comme une horloge macabre qui brassait de sa grande aiguille les corps blessés et les vies mortes. Le pire est qu'on avait fini par ne presque plus l'entendre." p.70
"Pour essayer de comprendre les hommes, il faut creuser jusqu'aux racines. Il ne suffit pas de pousser le temps d'un coup d'épaule pour lui donner des airs avantageux : il faut le creuser dans ses fissures et lui faire rendre le pus. Se salir les mains. p.109
"Depuis, il n'y a pas un jour où je n'ai regretté ce baiser que je ne lui ai pas donné. "Bonne route..." m'a-t-elle dit. Ce furent là ses derniers mots. Et ce sont mes petits trésors. Je les ai encore dans l'oreille, intacts, et je les fais jouer chaque soir." p.145
"Je ne savais pas qu'on pouvait parler des fleurs. Je veux dire, je ne savais pas qu'on pouvait parler des hommes rien qu'en parlant de fleurs, sans jamais prononcer les mots d'homme, de destin, de mort, de fin et de perte. Je l'ai su ce soir-là". p.165