Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
D'après le livre...
"Crousillat, doyen des félibres" d'Henri Teissier (1948) préfacé par Emile Ripert.
Antoine-Blaise Crousillat est un poète provençal né le 3 février 1814 à Salon-de-Provence dans les Bouches-du-Rhône et mort en 1899.
Issu d'une famille de 11 enfants, il a la chance de pouvoir fréquenter l'école, son père réussissant à faire vivre la famille de son métier : il est fabriquant de chandelles et possède quelques propriétés.
Antoine-Blaise écrit des poèmes et apprend le latin dès son plus jeune âge.
Il poursuit ses études d'abord à Marseille dans une pension catholique, puis à Aix-en-Provence de 1832 à 1834, où il étudie la philosophie et la théologie au Grand Séminaire.
A 20 ans, revenu chez lui dans son "village", il continue à faire ce qu'il aime : parfaire ses connaissances en littérature et traduire des textes en particulier ceux de poètes anglais.
Il part en voyage avec Margaret, son audacieuse cousine germaine qui vit en Amérique. Elle est venue en Europe pour voyager. Il parle l'italien et ne manque pas d'instruction : elle décide d'en faire son compagnon de voyage et l'emmène jusqu'en Italie, et en particulier à Rome.
Le voyage est long et fatiguant mais sa joie est immense et il médite au milieu des ruines, se laisse aller aux sensations nouvelles qui emplissent son coeur de poète et à la beauté de la lumière du matin au milieu des vieilles pierres...
Ce voyage confirmera son goût futur pour les antiquités auxquelles il fera de nombreuses allusions dans ses oeuvres poétiques.
Ounte jason mescla dins l'erbo
Terme, palais, tèmple dei Dièu
Sant-Pèire enausso, vuei superbo,
Sa grand coupolo jusqu'ei nièu.
Là où gisent mêlés dans l'herbe
Thermes, palais, temples des Dieux,
Aujourd'hui Saint-Pierre, superbe,
Élève sa coupole aux cieux.
Après la visite de Rome et de Florence, ce sera le retour en France.
Antoine-Blaise accompagne ensuite sa cousine à Paris puis au Havre où elle reprend le bateau pour Philadelphie.
A son retour en Provence, le jeune Crousillat est ivre de liberté et respire la joie de vivre.
Pour épancher le trop plein de son coeur, il écrit ses premiers poèmes...tourmenté par sa timidité naturelle et sans nul doute aussi par les beaux yeux d'une jeune fille de son pays...
Ièu, paure troubadour que degun saup au mounde,
Quand de peno deja moun amo a soun abounde
Ei Muso vire ma passien.
Malheureux troubadour que tout le monde ignore,
Alors que de tourments mon cœur est déjà plein,
Je tourne ma passion aux muses.
Crousillat choisit délibérément d'écrire en langue provençale, cette langue que Pétrarque appelait la "langue du plaisir" et qui après avoir resplendi pendant plus de cinq cent ans dans tout le midi de l'Europe, a été abandonnée par les poètes... Mais c'est une autre histoire !
Pour lui, le provençal est une langue noble qui puise ses racines dans l'antiquité gréco-latine.
Il trouve naturel l'usage de cette langue que l'enseignement officiel abandonne pourtant avec trop d'insouciance. D'après lui, la langue provençale est plus savante et plus artistique que le français. Et de plus, elle fait partie de notre héritage...
Il faut noter que l'avenir lui donnera raison puisque pendant l'occupation, lors de la seconde guerre mondiale, les résistants se sont servis du provençal pour parler en toute discrétion...et ont pu ainsi mener à bien leurs opérations.
En 1845, Crousillat rencontre Joseph Roumanille qui deviendra son ami et le père du Felibrige. Pour ceux qui ne vivent pas dans le sud de la France, il faut savoir que le Felibrige, créé en 1854 est une association qui a pour but de sauvegarder la langue, la culture et l'identité des pays de langue d'oc.
Les sept fondateurs officiels du Felibrige sont Théodore Aubanel, Frédéric Mistral, Joseph Roumanille, Jean Brunet, Paul Giéra, Anselme Mathieu et Alphonse Tavan.
Ensemble, ils ont préservé la langue provençale tout en voulant l'unifier à leur façon et en particulier, codifier son orthographe.
Lorsqu'ils se rencontrent Crousillat et Roumanille ne sont séparés que par les Alpilles (Roumanille habite Saint-Rémy de Provence), mais les deux poètes commencent à s'échanger des vers et de nombreuses lettres.
C'est Roumanille qui fera connaître à Crousillat, Fréderic Mistral en 1850, le membre fondateur du Félibrige, poète important qui a réhabilité la langue occitane et avec qui, il entretiendra aussitôt une correspondance assidue pendant 47 ans.
Ces lettres seront publiées dans "Recueil de Lettres" : Crousillat à Mistral, Roumanille et autres félibres - Chah Dubost (éd. Lacour 2004) et dans "Lettres" : Mistral, Roumanille et autres à Crousillat - Chah Dubost (éd. Lacour 2006).
Crousillat participe à différents congrès de poètes en Arles, à Aix-en-Provence...Là il fera la connaissance du jeune Théodore Aubanel.
A presque 40 ans, il apparaît comme un vieux à ces jeunes de 25 ans et sera toujours considéré comme un modèle par ses disciples, qui marqueront toujours une grande déférence et auront beaucoup de considération pour lui.
Poète discret et timide, il refusera toujours de faire partie des fondateurs du Felibrige, mais il participera au mouvement à sa façon.
C'est en effet un véritable précurseur pour Mistral ou Aubanel car il a déjà trouvé et développé les thèmes qui leur seront chers, comme par exemple celui de la jeune fille provençale...
Il collaborera dès le début à la rédaction de l'"Armana provençau", un almanach entièrement rédigé en provençal, dont la première parution date de 1855 et qui est toujours publié aujourd'hui !
Il écrira de nombreux poèmes, les "Soulas" qui montrent bien l'âme poétique de l'auteur et qui soulagent son coeur timide. Car le poète vit passionnément des amours le plus souvent platoniques. Il ne possède pas l'audace nécessaire pour aller plus loin avec ses conquêtes féminines, et vit toujours seul à 40 ans avec une de ses soeurs, dans la demeure familiale.
Pour se distraire et occuper ses mains (et son esprit) il reprend le métier de son père et travaille à la fabrication de cierges.
Il profite aussi de la période de la chasse et retrouve une certaine sérénité dans la solitude des collines.
Ses amis lui reprochent de ne plus leur écrire et les réunions du Félibrige se passent sans lui...
Poussé par son ami Roumanille, il accepte finalement de publier un premier recueil de poèmes, en 1865 "La Bresco", préfacé par Mistral. Il y a réuni les poésies écrites depuis qu'il a 23 ans. Certaines étaient déjà parues dans une revue "lou boui abaisso" mais la plupart sont inédites. En tête du recueil est placée l'ode au Roi René grâce à laquelle il vient tout juste de gagner un concours.
Puis il publie un recueil de Noëls provencaux, "Lei Nadau" en 1880.
Enfin, "l'Eissame" (publié en 1893) où il emploie dans ses poèmes, le dialecte rhodanien, liant ainsi les différentes provinces du Rhône à celle de Marseille, créant un lien entre les différentes générations de provençaux.
Il se distinguera toute sa vie des autres félibres par son classicisme d'une part et, d'autre part, par ses prises de position idéologiques et son côté "libre-penseur" qui le séparera de ses condisciples.
En effet, Crousillat est un fervent adepte du Régime Républicain, il voit dans l'Eglise un adversaire de ses idées. C'est peut-être une des raisons qui l'ont tenu à l'écart des réunions de ses collègues, les félibres d'Avignon. Leurs divergences d'opinion s'aggravent au lendemain de la défaite de 1871 et de la répression qui s'en suivit.
Mistral lui demandera de supprimer dans son recueil "La Bresco" tel sonnet qui vise le pape. Puis ce seront ces Noëls qualifiés de "libres-penseurs" qui seront visés par la censure...
De tous les félibres, Crousillat est de plus, le moins préoccupé de popularité, celui qui se soucie le moins de gloire et de son bruit flatteur...
Texte intégral de "L'Eissame" d'Antoine-Blaise Crousillat
Crousillat s'est toujours largement inspiré de Salon-de-Provence (sa ville natale) de ses monuments et des personnages célèbres de la région salonnaise. Son buste est d'ailleurs visible dans la ville et une place porte son nom.
Il est connu pour chacune des odes qu'il a écrite en l'honneur des personnages célèbres de la Région :
- Ode au Roi René (1409-1480), René d'Anjou...qui a laissé des traces dans toute la Provence et en particulier dans la ville d'Aix-en-Provence. C'est cette ode qui est placée en premier dans son recueil "La Bresco". Il l'a écrite pour participer à un concours organisé par la ville d'Aix-en Provence qui lui a fait gagner la médaille d'or.
Les circonstances ont voulu que même le grand Mistral emprunte à Crousillat ces quelques vers pour enrichir son dictionnaire "Lou Tresor dou Felibrige" et expliquer bien des mots provençaux.
- Ode à Adam de Craponne (1526-1576). C'était un ingénieur français de la Renaissance, né à Salon-de-provence mais d'origine auvergnate. Il est l'auteur d'une construction gigantesque encore utilisée aujourd'hui, le canal qui porte son nom et qui transporte l'eau de la Durance, jusqu'à la Crau ce qui permet d'irriguer ses terres incultes encore aujourd'hui, et d'alimenter les eaux de toute une population de la région jusqu'à la ville d'Arles.
S’à baudre a cuilhit, pichounetto,
Tèndreis flous, filhos deis pradouns,
E, long deis riaus, su’ no cannetto
Moudulat seis proumiers fredouns;
S’es anado pièi, anantido,
Counfoundre sus la ribo humido
Soun plagnun au plagnun dau roussignòu gentieu,
Pèrfés dins la frescou s’escarcailhar risènto…
Es à tu, sèmpre à tu, bèllo âmo bènfasènto,
A tu que va dèu, après Dieu!
,
- Ode à Nostradamus (1503 - 1566). Nostradamus était un apothicaire français, et médecin. Expulsé de la faculté de médecine de Montpellier. Pratiquant l'astrologie comme tous ses confrères à l'époque de la Renaissance, il est surtout connu pour ses prédictions sur la marche du monde.
- Ode au Balli de Suffren (1729-1788)... Le Balli de Suffren est une autre figure importante dans la région. C'était un vice-amiral français. Il est (encore aujourd'hui !) à l'étranger, le plus connu des marins français. Il a traversé trois guerres navales durant le Seconde guerre de Cent Ans, et la troisième lui a apporté la gloire.
Crousillat a été surnommé le doyen des Félibres et, si l'on parle moins de lui que des autres félibres, il garde cependant une place d'honneur au sein des poètes provençaux de langue provençale...
Dommage que ses oeuvres ne soient pas rééditées en version bilingue car si je comprends quelques mots de provençal, je ne peux pas en savourer toute la richesse...
Il reste encore quelques jours pour visiter l'exposition qui lui rend hommage en ce moment dans sa ville natale. Si cela vous tente...son entrée est gratuite et c'est l'occasion d'entrer dans le Château de l'Empéri (Salon-de-Provence) pour ceux qui ne partent pas au ski ou ne savent pas comment occuper les vacances et qui habitent la région !
Cette exposition propose, au travers d’ouvrages anciens, de manuscrits, de lettres mais aussi de photographies, de tableaux et d’œuvres graphiques… de découvrir ou de redécouvrir ce poète atypique. L'exposition retrace son parcours, son rôle dans le renouveau de la langue provençale au milieu du XIXe siècle et son positionnement envers le mouvement du félibrige. Elle détaille aussi les caractéristiques littéraires du poète et son amour pour sa ville natale Salon, visible dans nombre de ses poèmes.
Gardo amourousamen lou parla de Prouvènço
Es un latin pèr tu que sabes de neissènço...
Lou parla qu'as suça 'mé lou la de ta maire,
Lou parla dei felibre, autre-tèms dei troubaire...
A mo-lou, car es béu, s'accourdant viéu e clar
Emè noueste soulèu, nouesto auro e nouesto mar.
Gardes avec amour la langue de Provence ;
C'est un peu de latin que tu sais en naissant,
Langue que tu suças au sein de ta maman,
langue des troubadours aujourd'hui des félibres.
Elle est belle aime-là vive et claire elle chante
Avec notre soleil, le mistral et la mer...