Dans une banlieue industrielle morne et grise des années 60, à East Chicago, Daniel Price, âgé de 17 ans tente de remporter le titre de champion de lutte de l'État...Mais il n'y arrive pas parce que, dans sa tête, il abandonne quelques secondes avant la fin du combat.
Pourtant il aurait pu obtenir une bourse et poursuivre ses études. Il aurait pu ainsi quitter la ville et partir... Mais le voulait-il vraiment ?
Avec ses amis, William Freund (dit Freud) et Larry Misiora, Daniel passe tout son temps à parcourir la ville : parfois ils vont à la bibliothèque pour réviser leurs examens, parfois ils se rendent chez Mme Dewey, une jeune femme battue par son mari qui aiment bien sympathiser avec les jeunes de terminale...
Souvent, ils passent simplement du temps ensemble à discuter de leur propre vision de l'avenir qui semble tout tracé. En effet tout indique qu'ils n'auront pas de choix et que plus tard, ils travailleront à l'usine.
Ils savent qu'ils sont à un moment charnière de leur vie, où il leur faudra prendre des décisions importantes, prendre leur envol pour quitter l'adolescence et devenir des adultes mais ils ne veulent pas encore se poser trop de questions...
Ils vivent leurs derniers jours de lycéens et comptent bien en profiter avant l'obtention de leur diplôme.
Mais une fois le diplôme en poche les choses changent. C'est l'été et les vacances.
Pour Daniel tout bascule parce qu'il tombe amoureux fou de Rachel Temerson, une mystérieuse jeune femme qu'il a rencontrée par hasard un soir de balade dans un quartier chic de la ville. Elle vit avec son père, un photographe passionné mais non moins paumé...
Au même moment, le père de Daniel, fait régner une ambiance de plus en plus morose à la maison. Il travaille dans une usine de la ville, la Standard Oil Company d'où il rentre souvent fatigué. En fait, il est malade et le verdict est sans appel : c'est un cancer et il doit être hospitalisé d'urgence.
Daniel fait alors passer la maladie de son père au second plan, pire il devient cynique et voit là une occasion rêvée d'amener Rachel à la maison et de pouvoir enfin, lui faire l'amour. Enfin, c'est ce qu'il imagine...car il imagine beaucoup !
Il va d'ailleurs devenir totalement obnubilé par Rachel...
Il en délaisse ses amis, fuit sa maison, la tristesse et la maladie et s'accroche à elle en voulant la forcer à l'aimer.
Mais Rachel est une fille changeante et instable. Ce qui lui fait plaisir un jour, elle le déteste le lendemain... Daniel s'épuise à chercher à la comprendre. De plus, elle a des secrets bien gardés. Elle entraine l'adolescent dans une spirale infernale de déception et de frustration, alternant avec des moments de tendresse et de pur bonheur qui paraissent irréels.
Lui rêve de fusion, il prend ses illusions et ses rêves pour la réalité...
Daniel mettra tout en oeuvre pour la séduire, tandis que chez lui, son père, revenu de l'hôpital parce qu'ils n'ont plus d'argent pour le soigner, agonise et vit ses dernières heures...
Pour fuir la maladie, l'agressivité et la souffrance de son père, Daniel sort de plus en plus souvent retrouver Rachel mais sans toujours savoir ce qui l'attend auprès d'elle. Il ne veut plus se laisser envahir par la tristesse de sa mère, et la rancoeur ou l'agressivité de son père qui harcèle sa mère sans arrêt pour la voir sourire...
Daniel va vivre un terrible été durant lequel il perdra peu à peu ses amis, son père et son premier amour...et toutes ses illusions.
Il trouvera dans l'écriture une forme d'apaisement. Grâce à la bibliothécaire qui se trompe de nom en le voyant, il va changer d'identité et se permettre la liberté de devenir un autre...
Ce que j'en pense
La relation d'amour est au centre de ce roman initiatique, en particulier l'amour père-fils.
On sent que cette relation difficile faite d'incompréhesion mutuelle, a des racines dans le vécu de l'auteur. L'auteur explore toute l'ambivalence des sentiments du fils envers son père malade, à un moment de sa vie où ses propres sentiments et ses pensées vont vers ses propres préoccupations d'adolescent amoureux (l'envie obsessionnelle de voir Rachel, de l'embrasser, de lui parler, de lui faire l'amour...) plutôt que vers les problèmes des adultes.
"J’avais l’impression d’être un monstre. Furieux, je n’arrivais pas à m’arracher à ces pensées coupables. Comment pouvais-je être si insensible ? Mon père se trouvait à l’hôpital, atteint d’un cancer. Mon père. L’hôpital. Un cancer. J’essayais d’imaginer ce que je ressentirais à sa place, à la place de ce petit homme qui, pour autant que je sache, avait passé sa vie en proie à un morne désespoir, à une tristesse sans bornes, et dont l’existence touchait maintenant à sa fin. La moindre des choses, dans un moment pareil, c’était de pouvoir compter sur l’affection de sa progéniture, son fils unique. J’essayais de penser à lui mais un sentiment de révolte teinté d’égoïsme m’en empêchait. Je voulais me concentrer sur mon bonheur, pas sur sa tragédie."
L'auteur exprime très clairement la peur de Daniel de ne pas arriver à s'affirmer, à se détacher de ce père qui incarne le désespoir et la mort. Les dialogues entre Daniel et son père sont terribles et les dégâts psychologiques que peuvent avoir de tels mots sur un adolescent semblent irréversibles...
L'amour entre Daniel et sa mère transparaît à chaque page. C'est une femme solide et équilibrée qui cherche à le comprendre tout en préservant sa liberté et ses émois. Elle accepte sa révolte, sa tristesse ou sa colère. Enfin elle acceptera son départ comme inéluctable. Il faut dire qu'elle l'avait vu dans le marc de café qu'elle sait interpréter comme elle y avait vu la maladie et la mort de son mari...
L'amour exclusif de Daniel pour Rachel est un amour d'adolescent qui rime forcément avec toujours. Celui qu'on a voulu non pas recevoir tel qu'il était mais forger pour qu'il ressemble à nos propres rêves...
Forcément il mène Daniel vers la déception. Car il ne se doute à aucun moment que Rachel lui ment, par omission, sur sa propre vie.
Il nous donne des pages très poétiques.
"Je dormais, rêvant les mots que j'écrivais s'envolaient de la feuille pour pénétrer l'âme des gens que je connaissais. Le mot "aimer" se détacha du papier pour se loger dans le cœur de Rachel, où il se mit à briller".
"On ne peut jamais vraiment tout savoir. Il y aurait toujours des aspects de Rachel qui m'échapperaient. Le comptable en moi ne réussirait jamais à en obtenir le portrait complet simplement en additionnant les images que j'avais d'elle. Le lutteur en moi ne parviendrait jamais à l'immobiliser au sol pour la définir une fois pour toutes. Peu importait le nombre de mots que j'écrirais et de journaux que je noircirais, l'ecrivain en moi n'arriverait jamais à expliquer la souffrance qu'elle faisait naître dans mon âme, ni à trouver le moyen de m'imposer dans son coeur, à l'exclusion de tous les autres. Elle était insaisissable. "
Mais ces pages très poétiques alternent avec des dialogues d'une violence psychologique rare.
L'amour particulier entre Rachel et son pseudo-père...je n'en parlerai pas car ce serait dévoiler trop d'éléments de l'histoire.
Ce roman nous parle aussi d'amitié, de maladie, de vie et de mort, de jeunesse et surtout, de la fin des illusions qui marque le passage de l'adolescence à l'âge adulte...et fait qu'un individu devient ce qu'il est.
Vous l'aurez compris, ce n'est pas un roman très optimiste et il y a beaucoup de tristesse dans ses pages, mais il se termine sur une note d'espoir puisque Daniel se métamorphose, assume sa liberté et quitte la ville et la petite vie étriquée et routinière qui lui était promise...
"Aujourd’hui, j’ai quitté l’endroit où j’ai grandi, convaincu que le destin n’est qu’un mirage. Pour autant que je sache, il n’y a que la vie, et je me réjouis à l’idée de la vivre.
Ainsi commençait le journal de James Donovan.
Et je m’en allai par le monde".
Il n'y a pas d'intrigue. Seul le talent de l'auteur permet à ce roman initiatique de nous tenir en haleine. On veut savoir la suite et ce que deviendra Daniel.. Le lecteur s'attache aux personnages, au héros qui pourtant n'est pas toujours très sympathique tant il est est égoiste et narcissique, mais aussi aux personnages secondaires qui font partie intégrante de sa vie.
On a du mal à se détacher de cette lecture tant elle est réaliste et vivante.
Tous les personnages du roman sont victimes de leurs rêves et de leurs déceptions. Ils tentent d'échapper à leur vie, chacun à leur façon et c'est ce qui nous les rend si sympathiques.
L'auteur sait remarquablement bien nous replonger dans l'adolescence, ses doutes, ses contradictions, ses émois, ses bouleversements émotionnels qui font de chaque instant un drame ou un éblouissement...jusqu'à ce que l'adolescent trouve sa place dans le monde.
"Chaque fois que nous apercevions Diane, c'est-à-dire souvent, sa beauté nous accablait. Nous fixions le tracé de ses dessous, respirions les effluves de son parfum et nous sentions encore plus accablés. Tous les trois nous réalisions cruellement que, de toute notre existence, quoi que nous fassions, nous ne serions jamais, au grand jamais, l'heureux qui embrasserait Diane Sinclair, et que le reste de notre vie ne serait qu'une longue et sordide quête d'un lot de consolation".
C'est un très beau roman sensible qui sonne juste à chaque page et que j'ai eu beaucoup de plaisir à lire.
Qui est l'auteur ?
Stojan Tešic (Steve Tesich) est né en 1942 en Serbie. (=la Yougoslavie au moment de sa naissance).
Pendant la seconde guerre mondiale, son père s'oppose au régime communiste du général Tito et se réfugie en Angleterre. En l'absence du père, le jeune Stojan est élevé par sa mère et ses soeurs. Il s'invente un père imaginaire pour remplacer celui qu'il ne connaît pas...
Toute la famille fuit aux États-Unis et se retrouve réunie en 1957. Stojan a un peu plus de 14 ans : il devient Steve et ne parle pas un mot d'anglais...heureusement, il sera doué pour apprendre !
Après le lycée, il obtient une bourse de lutteur à l'Université d'Indiana, ce qui lui permet de poursuivre ses études de littérature russe. Puis il remplace la lutte par le cyclisme...
Il commence un doctorat à Columbia, mais ne le poursuit pas : il a décidé de devenir écrivain et en particulier dramaturge. Il se met donc à écrire des pièces de théâtre.
Pour vivre, il est d'abord travailleur social à Brooklyn, écrit des chansons, puis des scénarios dont certains seront portés à l'écran comme par exemple celui adapté du roman de John Irving, "Le monde selon Garp"...
L'auteur est décédé prématurément d'une crise cardiaque en 1996. Ses deux romans ont donc été édités à titre posthume.
"Price" son premier roman paraît aux États-Unis en 1982 sous le titre "Summer Crossing" : il rencontre immédiatement un succès international mais il restera inédit en France jusqu'en 2014...à part une première traduction sous le titres "Rencontre d'été" aux "Presses de la Renaissance" en 1998 qui n'a pas propulsé l'écrivain sur le devant de la scène.
"Price" est considéré comme "l'autre grand roman" de Steve Tesich.
L'autre, c'est "Karoo", paru en 2012, aux Éditions "Monsieur Toussaint Louverture" et en 2014 en Points Seuil, mais écrit des années après "Price". C'est ce roman là qui l'a fait connaître au public français.
Je n'en connaissais aucun des deux. Il ne me reste pluqu'à lire "Karoo"...