L'histoire débute en 1923 à Paris...
Un jeune homme est retrouvé mort dans une chambre d'hôtel. C'est Sam Adler, un jeune et talentueux violoniste juif qui a quitté Saint-Pétersbourg en 1918 avec sa famille pour se rendre aux États-Unis. Venu à Paris en tournée, il a laissé une lettre et les coordonnées de Vera, son amie d'enfance.
Elle se rend immédiatement sur les lieux, puis rentre discrètement chez elle, où son mari, gravement malade, l'attend.
Ce deuil inattendu la bouleverse...
Elle n'a qu'un désir, puisqu'elle ne peut parler de Sam à personne, se réfugier dans la solitude de sa chambre et laisser les souvenirs affluer : sa rencontre avec Sam, petit garçon de dix ans, évanoui dans la neige d'un jardin public de St-Pétersbourg ; la découverte de l'amitié et des fous rires partagés ; puis d'une forme d'amour adolescent et enfin la douloureuse séparation suite à la Révolution...
Son récit se poursuit avec celui de sa vie actuelle à Paris où elle veille quotidiennement sur son mari, atteint de tuberculose.
Elle raconte comment elle a rencontré Alexandre Albertovitch, suite à une nuit de fête chez Chourka Ventsova, son amie de collège, et surtout à cause d'un quiproquo...
Elle et son mari ont ensuite tout quitté pour s'installer à Paris. Elle décrit leur triste vie commune, hantée par sa maladie, l'enfermement qui en a résulté, le don de soi dont elle a fait preuve durant ces années de mariage et finalement, la "libération" suite à sa mort.
Ce nouveau deuil déclanche chez elle une sorte de révolte. Elle se croyait heureuse et faisait partie de ces gens qui savaient sourire tout le temps et qui semblaient fait pour le bonheur...
En fait, sa vie quotidienne a été pesante...et malheureuse.
Il lui faudra du temps pour se reconstruire et comprendre que sa recherche fébrile du bonheur lui a fait accepter, avec une sorte de fatalisme, des situations (et des partenaires) qu'elle n'avait pas réellement choisi.
Elle ira, enfin, confiante vers la découverte d'elle-même et de la passion amoureuse...
Mon avis
Il est difficile pour moi de transcrire avec des mots l'ambiance particulière des romans de Nina Berberova, toute empreinte de sensibilité.
J'avoue ne pas être très objective non plus car j'aime beaucoup cet auteur...
Elle trouve les mots justes et toujours pudiques pour nous parler de l'exil, de la nostalgie, de la séparation et du deuil, de la solitude, de l'envie de vivre et d'aimer, de l'incapacité d'accéder au bonheur hors du pays natal idéalisé (la Russie), où bien sûr beaucoup d'êtres chers sont restés.
Dans ce roman, les personnages secondaires, dont elle parle en toile de fond restent souvent à l'état d'ébauche. Le lecteur se retrouve centré sur Vera et ses émotions, et la découvre, en même temps qu'elle-même se découvre.
C'est un roman plus optimiste que l'ensemble de son oeuvre et en ce sens, il est différent...
Vera est une jeune fille qui souffre de son statut d'émigré russe et a du mal à vivre dans un pays qui lui est étranger.
Elle passe de la dépendance la plus totale à sa famille puis à son mari malade, à une indépendance salutaire qui lui permettra de s'affranchir de ses proches et d'atteindre le bonheur tant attendu.
Elle est en ce sens le reflet de son temps et de l'émancipation de la femme durant la première moitié du XX° siècle.
C'est le troisième roman de Nina Berberova.
"Le Livre du bonheur" a été écrit en 1936, après la séparation de l'auteur (en 1932) d'avec le poète Vladislav Khodassevitch, avec qui elle avait émigré d'abord en Allemagne puis à Paris.
Il est paru en France seulement en 1996, trois ans après sa mort, chez Actes Sud.
Extraits
(p.66) "Et si on leur avait demandé à tous deux : qu'est-ce qui vous lie, pourquoi ils ne pouvaient passer un jour sans se voir ou s'appeler, ils auraient répondu d'une seule voix que c'était bien sûr de l'amour, mais pas un amour extraordinaire...un amour humain bien banal..."
(p.91) "Qu'importaient le temps qu'il faisait dehors, qui se trouvait à côté d'elle, ce qui l'attendait derrière cette feuille de calendrier..."Tu es toujours satisfaite de tout"- lui disait-on. Mais continuons, continuons (c'était ce qu'elle s'enjoignait la nuit quand elle se réveillait en proie à la terreur), continuons cet amour criminel et inflexible de la vie, puisqu'il ne nous reste rien d'autre, elle seule ne partira pas, elle ne nous trahira pas et s'en ira avec nous..." Et le temps se balançait derrière les fenêtres de cette maison, pareil à une lame de fond."
(p.101) "On avait troqué le tapis, les plats et la machine à coudre, le visage jeune et joyeux de la mère, sans ombres, s'était chargé d'une expression de fatigue et de tristesse. Le père ne laissait rien paraître...
A la maison il y avait d'abord eu une petite patinoire dans la salle à manger, puis des stalactites d'eau glacée dans la salle de bains qui surgissaient du tuyau rompu ; ensuite, dehors, avait commencé l'agonie, la ruine de la ville, si étrange, dont Véra aurait donné toutes les beautés et la mort lente en échange d'une boîte de lait concentré..."
(p.204) "A mesure que leur lien devenait plus proche et plus étroit, Véra voyait qu'il ne saurait y avoir d'autre accomplissement de ce qui était né en elle dès leur première rencontre, que dans l'ultime rapprochement ; elle comprenait que tout ce qui l'émouvait en pensant simplement à lui ou en sa présence était de même nature que de se donner à lui physiquement. Lui se hâtait, elle repoussait ce moment fatal -chaque soir la rendait plus proche de lui, elle résistait, mue par le désir inconscient de ne pas précipiter le destin, jusqu'à ce que, assourdie par les battements de son coeur, à moitié évanouie, dans un long spasme, elle fût sienne".