Il a tout juste dix-neuf ans lorsqu'il publie son premier livre, "Crépusculaire" puis l'année suivante, "Vingt Poèmes d'amour et une chanson désespérée", tout en continuant ses études.
J'ai marqué peu à peu l'atlas blanc de ton corps
avec des croix de flamme.
Ma bouche, une araignée qui traversait, furtive.
En toi, derrière toi, craintive et assoiffée.
Histoires à te raconter sur la berge du crépuscule
douce et triste poupée, pour chasser ta tristesse.
Quelque chose, arbre ou cygne, qui est lointain, joyeux.
Et le temps des raisins, mûr et porteur de fruits.
J'ai vécu dans un port et de là je t'aimais.
Solitude où passaient le songe et le silence.
Enfermé, enfermé entre mer et tristesse.
Silencieux, délirant, entre deux statues de gondoliers...
Dès lors, il ne cessera jamais d'écrire avec avidité tout au long de sa vie qui sera marquée par de nombreux voyages, mais aussi l'errance et l'exil loin de son pays natal qu'il aime tant. "Ainsi toute ma vie, je suis allé, venu, changeant de vêtements et de planète"...
En 1927, il devient diplomate car il ne peut vivre seulement de sa plume et ne possède pas de revenus suffisants pour "vivre en rentier", comme la plupart des littérateurs de l'époque. Il occupe alors plusieurs postes de Consul à Rangoon, Colombo, Batavia, Calcutta, Buenos Aires.
En 1930, il épouse une hollandaise, Maryka Hagenaar (qu'il appelle Maruca). Ensemble, ils auront quatre ans après, une petite fille Malva Marina Reyes, née prématurément et souffrant d'une maladie grave (une hydrocéphalie). Elle décèdera en 1943 en Hollande, en pleine invasion allemande. Le poète ne parlait jamais d'elle, mais à sa naissance il lui dédia ces quelques vers...
Malva Marina, qui pourrait te voir
dauphin d'amour sur les anciennes vagues,
quand la valse de ton Amérique distille
poison et sang de mortelle colombe !
Petite-fille de Madrid, Malva Marina,
je ne veux te donner ni fleur ni conque;
bouquet de sel et amour, lumière céleste,
je pose en pensant à toi sur ta bouche.
Il retourne au Chili et publie l'année suivante la première édition de "Résidence sur la Terre".
"Ah ! si seulement avec une goutte de poésie ou d'amour nous pouvions apaiser la haine du monde !"
Puis il devient Consul à Barcelone (en 1934) puis à Madrid (en 1935). En Espagne, il reçoit l'hommage des poètes du pays. Il fonde la revue de poésie "Caballo Verde", qui publie des poètes des deux continents et se rapproche de Frederico Garcia Lorca qui était devenu son ami à Buenos Aires. C'est lui qui influencera le plus son écriture. Avec lui, Pablo Neruda a pu établir un pont entre les poètes espagnols et ceux du continent sud-américain.
C'est aussi durant cette période qu'il rencontre à nouveau l'amour en la personne de Délia del Carril, une artiste argentine, peintre et graphiste, qui a 20 ans de plus que lui et qu'il avait déjà rencontrée en 1934... Maruca le quitte et s'installe à Barcelone avec sa fille. Mais, alors que le poète prépare son départ pour la France, elle s'enfuit à Monte-Carlo où elle espère donner de meilleurs soins à Malva Marina. De là elle rejoindra La Haye... Le poète ne reverra plus jamais sa fille.
Délia devient officiellement sa deuxième femme.
C'est lui qui leur trouve à Madrid la fameuse " maison des fleurs ", celles dont il refusera de parler à cause du " sang dans les rues ".
On est à la veille de la Guerre Civile en Espagne...Elle éclate l'année suivante et durera jusqu'en 1939. Garcia Lorca est assassiné par les Franquistes.
Pablo Neruda se fait l'avocat de la République espagnole. Il écrit alors le fameux "J'explique certaines choses" et le "Chant aux mères des miliciens morts".
Bien entendu, ces écrits ne sont pas très diplomatiques : il est renvoyé dès 1936 et part alors pour Paris où il édite la revue "Les poètes du monde défendent le peuple espagnol", fonde le "groupe hispano-américain d'aide à l'Espagne", et publie "L'Espagne au coeur".
En 1939, suite à la victoire du Front Populaire au Chili, Neruda est envoyé à Paris où il est chargé d'organiser l'immigration au Chili des réfugiés républicains espagnols.
Il voyage ensuite dans plusieurs pays au Mexique, à Cuba, en Colombie…
En 1941, il se rapproche de plus en plus du parti communiste...
En 1945, le poète est élu sénateur des provinces minières du nord du Chili. La même année, il adhère au Parti communiste et écrit "les Hauteurs de Machu-Picchu".
Ses œuvres sont censurées.
En 1947, le président du Chili, organise la répression contre ses anciens alliés communistes. Neruda prend position contre lui.
En 1948, après son discours prononcé le 6 janvier devant le Sénat chilien "J'accuse" (s'inspirant du célèbre "J'accuse" d'Emile Zola), il est déchu de son mandat de sénateur.
Extrait
Pour le riche, la bonne table,
Le tas d’ordure pour les pauvres.
La prospérité pour les riches
Et pour les pauvres le turbin.
Pour les riches la résidence.
Le bidonville pour les pauvres.
L’immunité pour le truand,
La prison pour qui vole un pain.
Paris pour les fils à papa,
Le pauvre, à la mine, au désert !
Le 5 février les tribunaux prononcent sa détention et le force à vivre dans la clandestinité. Il fuit alors le pays à cheval en passant la cordillère par les régions australes.
Devenu clandestin, il séjourne à Paris, à Moscou et dans divers pays communistes.
En 1949, il assiste au Congrès latino-américain des Partisans de la Paix, à Mexico. Il voyage beaucoup.
Il retourne à Paris, se rend en Inde où il rencontre Nehru…
Il reçoit, avec Picasso et d’autres artistes, le Prix international de la Paix pour son poème "Que Réveille le bûcheron". Ses œuvres sont connues et traduites dans de très nombreuses langues.
En 1950, il voyage dans le bloc soviétique puis se rend de Mongolie en Chine…
Il devient le chantre des idées communistes au niveau mondial. Mais ne prête pas attention à la terreur stalinienne.
Il n'oublie pas pour autant son pays et reste préoccupé par la question sociale au Chili où il peut retourner en 1952 après l'annulation du mandat d'arrêt lancé contre lui.
Il continue à voyager dans le monde entier.
En 1952, il rencontre Mathilde Urratia, qui lui inspirera entre autres: "La centaine d'amour" et qui devient la nouvelle femme de sa vie : il se sépare de Délia en 1955.
CHAQUE JOUR MATHILDE
Aujourd'hui je te dis : Mathilde, tu es longue
comme le corps du Chili,
délicate comme une fleur d'anis,
en chaque branche tu retiens
le témoignage de nos printemps ineffaçables :
Quel jour sommes-nous ? C'est le tien.
Et demain c'est hier, il n'est rien arrivé,
aucun jour ne s'est échappé d'entre tes mains :
tu gardes le soleil, la terre, les violettes
dans ton ombre menue lorsque tu dors.
Et ainsi, à chaque aube tu es là,
me tendant la vie.
En 1959, Pablo Neruda commence à construire, à Valparaiso, sa maison "La Sebastiana" où il s'installe en 1962.
Neruda est maintenant reconnu partout dans le monde comme un des plus grands poètes de son époque.
En 1969, il est désigné par le Parti communiste comme candidat à la présidentielle.
Mais il s'efface devant Salvador Allende, qu'il soutient. Il est alors nommé ambassadeur du Chili à Paris en 1971.
Le 21 octobre 1971, Pablo Neruda reçoit le Prix Nobel de Littérature.. Dans le discours qu'il prononce à Stockholm, le poète évoque avec tendresse les frères inconnus qui l'aidèrent à franchir les Andes alors que sa tête était mise à prix dans son propre pays (1949).
LA VÉRITÉ (La verdad)
Idéalisme et réalisme, je vous aime,
Comme l'eau et la pierre vous êtes
parties du monde,
lumière et racine de l'arbre de la vie.
Non, ne me fermez pas les yeux.
lorsque j'aurai cessé de vivre,
j'en aurai besoin pour apprendre
pour regarder et comprendre ma mort.
Il me faut ma bouche
pour chanter après qu'elle aura disparu.
Et mon âme, et mes mains, mon corps
pour continuer à t'aimer, ma chérie.
C'est impossible, je le sais, pourtant je l'ai voulu
J'aime ce qui n'a que des rêves.
J'ai un jardin tout de fleurs qui n'existent pas
Je suis résolument triangulaire.
Et je regrette encore mes oreilles,
mais je les ai enveloppées pour les laisser
dans un port, sur un fleuve à l'intérieur
de la République de Malaguette.
Je suis las de porter la raison sur l'épaule
Je veux inventer la mer quotidienne
Un jour j'ai reçu la visite
d'un peintre de talent qui peignait des soldats
Tous étaient des héros et le brave homme
les peignait en plein feu sur le champ de bataille
mourant comme à plaisir
Et il peignait aussi des vaches réalistes,
si réalistes et si parfaites, si parfaites
qu'on se sentait, rien qu'à les voir, mélancolique
et prêt à ruminer jusqu'à la fin des siècles.
Horreur et abomination ! J'ai lu
des romans-fleuves de bonté
et tant de vers
à la gloire du Premier Mai
que je n'écris plus désormais
que sur le Deux du même mois.
Il semble bien que l'homme
bouscule fort le paysage
et cette route qui avait un ciel auparavant
maintenant nous écrase
de son entêtement commercial.
Il en va de même avec la beauté,
et comme si nous refusions de l'acheter,
ils l'emballent à leur goût et à leur mode.
La beauté, laissons-la danser
avec ses courtisans les plus inacceptables,
entre le plein jour et la nuit;
ne la contraignons pas à avaler
comme un médicament la pilule de vérité.
(Et le réel ? Il nous le faut, sans aucun doute,
mais que ce soit pour nous grandir,
pour nous rendre plus vastes, pour nous faire frémir,
pour rédiger ce qui pour nous doit être
l'ordre du pain tout autant que l'ordre de l'âme.)
Sussurez ! tel est mon ordre
aux forêts pures,
qu'elles disent en secret ce qui est leur secret,
et à la vérité: Cesse donc de stagner,
tu te durcis jusqu'au mensonge.
Je ne suis pas recteur, je ne dirige rien,
et voilà pourquoi j'accumule
les erreurs de mon chant.
Mémorial de l’île Noire (1964)