Les silences des pères / Rachid Benzine

04.06.2024

Editions du Seuil, 2023

Il a fallu qu'il meure pour que je revienne.
Vingt-deux années. Et rien n'a changé. La même dalle de béton. Les mêmes visages. Ceux d'enfants devenus pères, de pères devenus grand-pères, de petits-enfants qui grandissent à l'ombre des mêmes tours. Tout disparaîtra avec eux.

Amine a réussi sa vie, il est devenu un pianiste internationalement reconnu. Alors qu'il est en pleine tournée, il apprend la mort de son père, ce père mutique avec qui il a coupé les ponts depuis des années...pour cause d'incompréhension mutuelle et de non-dits jamais dépassés.

Il doit retourner chez eux, à Trappes, le quartier de son enfance où son père vivait encore, afin de préparer les obsèques avec ses soeurs. En vidant l'appartement, il découvre une grande enveloppe contenant des cassettes audios, une par année, dans lesquelles son père s'adresse à son propre père resté au Maroc, qui ne savait pas lire.

En les écoutant les unes après les autres, Amine va découvrir un homme inconnu dont il ne savait rien et comprendre comment et pourquoi son père est devenu au fil du temps de plus en plus taiseux.

Mais pour cela il va lui falloir rencontrer de belles personnes, anciens amis de son père dont il n'avait jamais entendu parler.

Il découvrira alors que depuis son arrivée en France à 19 ans à peine, il était considéré par ses amis comme un travailleur immigré engagé, intègre, un "frère" toujours prêt à aider les autres mais aussi que des secrets qu'il n'a jamais dévoilés, ont meurtri ses jeunes années.

Il comprendra aussi qu'il était très fier de ses enfants et en particulier de son unique fils même s'il n'en disait jamais rien...

Il n'y a pas de mémoire plus belle qu'une autre. Mon enfance, ce sont ces blocs de béton. Le square et le bac à sable. Nos mères assises sur les bancs à discuter. Et nous, à courir jusqu'à en perdre le souffle en remontant les escaliers.

Ce qui me frappe, c'est sa voix de jeune homme. Hésitante, elle trahit son âge, sa timidité. C'est étrange d'entendre mon père parler d'une vie où nous n'existions pas encore. Comment imaginer qu'il fut un enfant, un adolescent, un jeune homme ? Comme s'il n'avait pas été vivant avant nous. Comme s'il était né dans son fauteuil, son chapelet à la main. Au fond, les enfants ne s'intéressent pas à ce qu'ont été leurs parents.

Je découvre cet auteur que je ne connaissais que de nom, avec ce roman émouvant bien que très court (172 pages à peine) largement autobiographique dans lequel il nous parle de son propre père, d'immigration, de sacrifices, de devoir de mémoire et de transmission intergénérationnelle.

Il y a plusieurs sortes de silence : celui des immigrés partis trop jeunes qui gardent au fond d'eux leurs regrets, les humiliations et souffrances subies pour permettre à leurs enfants de vivre leur vie dans leur nouveau pays d'accueil, mais dont le coeur est resté là-bas auprès de leurs propres parents.

Il y a le silence de leurs enfants qui souvent aimeraient savoir, mais n'osent pas questionner, parfois méprisent ou rejettent ce qu'ils ne connaissent pas, ce qu'ils ne comprennent pas et ce qui ne fait pas partie de leur monde.

Il y a enfin le silence des historiens qui ne racontent que ce qu'ils voient de l'extérieur jamais ce qui est vécu de l'intérieur.

Ce sont tous ces silences-là que l'auteur veut aborder dans ce livre émouvant dans lequel il rend un bel hommage aux travailleurs immigrés qui ont traversé la méditerranée (ou autre), parce qu'on avait besoin d'eux en France il ne faut pas l'oublier, pour faire le travail que personne d'autre ne voulait faire, qui ont vécu dans des conditions très dure dans les usines, dans une promiscuité inhumaine dans des logements souvent insalubres, et qui ont subi les pires humiliations et ont souvent sacrifié leur propre vie pour continuer à envoyer de l'argent à leur famille.

Ils ont travaillé dans les mines de charbon aux côtés d'autres immigrés venus de l'Est, à Lens, dans le maraîchage dans le sud de la France aux côtés des harkis en Camargue, dans les usines de Béton d'Aubervilliers et de Besançon... entre autres.

C'est avec une plume simple et fluide mais une belle écriture tout en pudeur, que l'auteur nous parle sans pathos mais avec une voix empreinte d'émotion, de cette génération de travailleurs marocains arrivée dans les années 60 qui n'a pas toujours été reconnue par ses propres enfants parce que souvent illettrée, parlant mal notre langue et mutique, donc comme exclue d'un monde qu'elle permettait pourtant de faire tourner.

Une belle histoire d'amour et de transmission entre un père et un fils, un livre superbe à découvrir absolument !

Et tu sais pourquoi les jeunes ils ne connaissent plus ces histoires ? Parce que les vieux comme ton père ils ont voulu que toutes les souffrances, tout ce qu'ils ont subi, s'arrêtent avec eux. Ils voulaient vous en préserver. Pour que vous soyez libres de réussir votre vie, sans rancoeur, sans amertume. Parce que même s'ils n'ont vécu qu'une existence très modeste, ils n'aspiraient pas à autre chose pour eux-mêmes. C'est pour vous qu'ils ont tout sacrifié. La réussite de leur exil ce n'est pas la leur, mais celle de votre génération.