Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je suis né le 8 juillet dans les collines. La canicule ruisselait de partout. Marseille n’était en bas qu'une flaque de goudron. J’ai glissé dehors aussi facilement qu’une sueur. Tout glissait d’ailleurs, fondait, flaquait dans la grande sieste des banlieues. J’ai attendu le soir et la fraîcheur avec les autres, collé aux draps, au fond d’une chambre jaune de vieillesse et de chaleur.
Nous poursuivons aujourd'hui la découverte de l'œuvre de René Frégni avec ce roman largement autobiographique qui se passe à Marseille dans les années 50-60.
Il s'agit de son quatrième roman, édité en 1994, mais du premier où il raconte sa petite enfance jusqu'à son entrée dans l'adolescence.
C'est si long l'enfance ! C'est comme plusieurs vies mises bout à bout qui vont se perdre là-bas au bord de la mémoire, quelques lampes qui vacillent dans la nuit au coin d'une impasse. De l'enfance on n'en voit jamais le bout, quand on y arrive c'est trop tard. Reste le lourd fredon de la mélancolie.
Dans le roman, le narrateur, René-Jean Brandoli vit dans le quartier pauvre de Château-Gombert où l'auteur est né lui-aussi.
La mère travaille comme infirmière dans les écoles. Elle est d'une grande fragilité au point de vue nerveux. Elle pique des crises terribles qui la mènent parfois au bord de la folie. Dépressive, elle est alors incapable d'aller travailler et même de se lever ce qui plonge le petit garçon dans un grand désarroi. En effet, il s'inquiète beaucoup pour elle, croit qu'elle va mourir et cela l'anéantit. Très attaché à sa mère, le petit garçon a du mal à prendre son indépendance.
Le père est instable toujours en recherche d'emploi, et quand il en trouve, il ne le garde jamais bien longtemps. Il est de temps en temps plutôt violent mais honnête. Il finit par trouver du travail sur les docks où il doit durant la nuit, faire la chasse aux rats qui envahissent les denrées périssables.
Le grand-père corse, ancien gendarme à la retraite, ramène souvent du poisson du Vieux Port puis disparait pour des mois. La grand-mère fantasque mais rude, pour ne pas dire teigneuse, disparait elle aussi et la famille ne peut plus compter sur elle mais en fait elle surveille, de loin.
L'enfance du petit garçon est au départ tout à fait insouciante et heureuse.
Arrivé à l'école, il découvre la méchanceté de ses camarades qui le surnomment Malbichu. Il souffre en effet d'un léger strabisme et a une mauvaise vue (le harcèlement scolaire ne date pas d'aujourd'hui, hélas). Comme il n'aime pas porter de lunettes, il n'aimera jamais l'école et n'apprendra pas les bases.
Heureusement, il y a les copains du quartier, le cinéma, les jeux dans la garrigue qui est à deux pas, le canal où les enfants peuvent se baigner les jours de canicule...et surtout la mer. Il y a aussi les bêtises (des frasques d'enfants au départ) et plus tard, l'éveil des sens, le désir de vengeance et bien d'autres façons de prendre du recul avec cette vie qui ne lui apporte pas ce qu'il espérait. Et puis, il y a le quartier populaire et ses habitants hauts en couleurs.
Exclu de l'école, parce qu'il n'a pas réussi à maîtriser sa violence, il est gardé un temps par la famille Maccaccari des voisins eux-mêmes plus que démunis. C'est avec les enfants de cette famille, qu'il commence à comprendre ce qu'on appelle la débrouille.
Pour l'enlever de la rue, la grand-mère lui trouve une place dans l'école Freinet de Vence, où il sera interne pendant deux ans. Mais de retour à Marseille, il se fera exclure à nouveau du lycée. Il ne comprend pas l'intérêt d'aller à l'école pour se faire harceler, et d'attendre la peur au ventre d'être interrogé pour finir par se ridiculiser devant toute la classe.
La famille se délite lorsque le père perd son emploi pour avoir ramassé des grains de café par terre...il est accusé de vol et emprisonné. C'est par amour pour sa mère, si fragile et aimée, par souci de son avenir que le jeune adolescent va alors se mettre à voler...
À l’école Freinet, il faut l’avouer, des grilles il n’y en avait pas. Nous nous sommes engouffrés dans la classe en désordre et en chahut, sans cartables, sans rangs et sans appels. Une école à discipline gentille. Chacun a choisi sa place, je me suis précipité contre la fenêtre où les pins viennent jouer si près de votre joue qu’on se croirait dehors.
C’est ce qui m’intéresse en classe, le dehors : le soleil en mille épis frissonne dans les aiguilles, le rouge-gorge tourne sa tête dans tous les sens pour être sûr qu’il n’y a personne, le lézard passe la sienne sur le rebord de la fenêtre et disparaît brusquement entre les pierres tiédies. Voilà ce que j’aime dans la vie, ce qui se passe dehors et qu’on ne me demande rien.
C'est incroyable comme on ne peut pas tricher dans un groupe, j'avais dit deux syllabes et tout le monde m'avait reconnu comme quelqu'un d'autre, quelqu'un qui viendrait d'un quartier où on a l'accent d'ici. Je compris à l'instant que j'étais condamné, ça ne pardonne pas, l'accent de chez nous, ça vous dénonce toute une vie dès que vous ouvrez la bouche.
Voilà encore une fois un roman qui ne peut laisser personne indifférent surtout lorsqu'on sait que le petit garçon de l'époque, l'ado révolté en rupture scolaire, est devenu aujourd'hui un grand écrivain récompensé par de nombreux prix littéraires.
C'est un roman bien ancré dans la réalité de la vie des années 50-60, dans cette ville du sud, ensoleillée certes, mais où la banlieue déjà à l'époque, n'offrait aux enfants pauvres que la rue comme apprentissage de la vie. C'est donc, vous vous en doutez, un roman sur la ville de Marseille avec la présence de la mer, des bateaux, des îles, de la célèbre Canebière, du Vieux Port et de ses pêcheurs, du Château d'If et de ses touristes, de la Bonne mère et de l'accent. Mais s'il nous parle de son enfance, ses romans n'ont rien à voir avec ceux de Marcel Pagnol comme je l'ai vu écrit ici ou là, qui n'était pas du tout du même milieu.
Si certains des propos de l'auteur sont intentionnellement exagérés, ce qu'il nous raconte n'a rien non plus de la galéjade marseillaise.
Celui qui vole l'innocence, c'est le destin, celui qui précipite les enfants pauvres vers un avenir incertain, fait d'échecs, d'humiliations, et de révoltes mais, quand ils savent rebondir, un miracle peut se produire car ils deviennent encore plus forts et plus humains. En ce sens, les livres de René Frégni, même noirs, sont toujours porteurs d'espoir.
Il y a beaucoup d'amour dans ce roman, l'amour partagé avec la mère en particulier, cet amour unique au monde qu'il recherchera toute sa vie d'adulte ensuite.
Il y a beaucoup d'humanité dans le regard qu'il pose sur les hommes et de l'humour quand il nous parle de son voisinage, de ses camarades d'école, de ses frasques d'enfant.
Il y a aussi de la rage. Elle montera jusqu'à lui faire perdre les pédales : la rage de l'injustice, de la pauvreté, celle qui mène à la révolte.
Il y a dans ce récit de vie, romancé certes, mais tellement proche de la réalité vécue, une tendresse infinie pour ce petit garçon sensible.
Enfin, il y a de la pudeur et de la mélancolie à l'évocation de tous ces souvenirs. Le ton est juste, sans pathos. L'auteur nous décrit les faits, sans chercher non plus à les édulcorer.
C'est un livre fort à découvrir que j'ai eu beaucoup de plaisir à relire. Prochainement, je vous présenterai donc d'autres romans écrits par cet auteur, comme d'habitude...si vous le voulez bien !
C'est effrayant de détails la tendresse du souvenir, on voit même des choses que l'on n'avait jamais remarquées là-bas.
Il faudrait rester au même endroit et ne jamais quitter l'herbe où l'on s'assoit, le chat que l'on caresse, les chaussures qui nous ont si longtemps protégés, toutes les laines qui nous étreignent à travers les saisons ; Il faudrait tout garder dans un coin de la terre et que la vie s'arrête de passer.