Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Je sais, j'ai compris, je n'aurais pas dû. Dans le monde d'avant, je n'aurais pas osé, mais dans le monde d'aujourd'hui, par la vérité de Dieu, je me suis permis l'impensable. Aucune voix ne s'est élevée dans ma tête pour me l'interdire : les voix de mes ancêtres, celles de mes parent se sont tues quand j'ai pensé faire ce que j'ai fini par faire. Je sais maintenant, je te jure que j'ai tout compris quand j'ai pensé que je pouvais tout penser...
Voici un roman choc que je voulais lire depuis longtemps, mais dont je différais l'instant, tant je l'imaginais éprouvant à découvrir. Je ne m'étais pas trompée sur ce point.
Il se déroule durant la Grande Guerre, cette terrible guerre qui a été tellement meurtrière pour les hommes.
Alfa Ndiaye et Mademba Diop sont deux "frères" sénégalais d'à peine 20 ans lorsqu'ils se font enrôler comme tirailleurs. Ce jour-là, le capitaine Armand sonne l'attaque, ils s'élancent et Mademba est grièvement blessé. Là, dans le sillon qui recueille les deux hommes, les mettant pour un temps à l'abri des obus, Mademba supplie à maintes reprises son ami de l'achever. Mais Alfa n'y arrive pas et restera auprès de lui jusqu'à sa mort, lente et terrible.
Considéré comme un héros par les autres soldats lorsqu'il ramène dans la tranchée son "frère" mort, Alfa ne sera plus jamais le même...
Lui qui ne savait rien de cette guerre, qui a quitté son pays natal pour une cause qui lui paraissait juste, va trouver en lui la force de survivre à l'horreur, en distribuant autour de lui la mort, mais pas la mort propre comme la hiérarchie le lui demande, non ! Il perd la raison et se met à mutiler le corps de ces ennemis aux yeux trop bleus. Ce faisant il fait peu à peu peur à ses camarades qui ne veulent plus aller combattre, persuadés que Alfa leur porte malheur...
Il est alors envoyé à l'Arrière, là où il pourra se reposer et se remémorer la vie paisible de son enfance...et peut-être un jour guérir.
En observant les yeux bleus de l'ennemi, je vois souvent la peur panique de la mort, de la sauvagerie, du viol, de l'anthropophagie. Je vois dans ses yeux ce qu'on lui a dit de moi et ce qu'il a cru sans m'avoir rencontré auparavant.
Les soldats chocolats ont commencé à chuchoter que j'étais un soldat sorcier, un dëmm, un dévoreur d'âmes, et les soldats toubabs ont commencé à les croire. Par la vérité de Dieu, toute chose porte en elle son contraire.
Voilà un livre traumatisant, qui nous parle de la folie meurtrière de la Grande Guerre. Autant que vous soyez prévenus, d'ailleurs cela fait un moment que je l'ai lu, et j'ai eu beaucoup de mal à rédiger ma chronique tant les images viennent me hanter.
Beaucoup d'hommes ayant vécu ces combats, ont plongé dans la folie, comme un ultime refuge pour se protéger de toutes ces horreurs vécues.
Le lecteur doit avoir le cœur bien accroché pour lire les premières pages qui ne sont que récits réalistes de cette "boucherie". J'ai failli abandonner car en plus le décalage entre le ton employé par l'auteur et les descriptions faites dont il n'omet aucun détails, rendent la lecture quasi insoutenable.
Le narrateur a une manière enfantine de raconter mais après tout, la plupart de ceux qui sont partis dans les tranchées étaient tous jeunes, encore à peine sortis de l'enfance, et pour ceux qui venaient d'un autre continent, qui ne parlaient pas notre langue, le déracinement et l'incompréhension du monde qui les entouraient, les fragilisaient encore davantage.
J'ai mis du temps à m'habituer au style de l'auteur, aux répétitions de certains mots comme par exemple "par la vérité de Dieu", "j'ai compris, je n'aurai pas dû", "mon plus que frère", et puis cela devient secondaire car le lecteur est happé par l'histoire, par l'horreur de l'histoire je devrais dire, et ne peut plus lâcher le roman car il veut savoir ce qui va advenir du narrateur.
Tout cela vous en doutez est voulu par l'auteur pour dénoncer l'innocence de ce peuple, qui parce qu'il faisait partie des colonies a été floué et utilisé. Un cri du cœur pour l'auteur qui ne peut laisser personne indifférent et qui est aussi un bel hommage à ces tirailleurs sénégalais venus se battre aux côtés de nos soldats, contre un ennemi dont ils n'avaient rien à faire, un ennemi aux "yeux bleus jumeaux", mais aussi un hommage à tous ceux qui, venus d'ailleurs, ont subi le même sort.
Au récit de la guerre, fait suite celui des souvenirs heureux ou moins heureux au pays, dans le village de Gandiol près de Saint-Louis...un moment de grâce, poétique, qui rend encore plus douloureux le sort de ces milliers de jeunes déracinés et morts loin de chez eux. Les moments où Alfa nous parle de sa mère disparue (à travers le dessin qu'il réalise pour le médecin), de sa jeune "fiancée" qui s'est donnée à lui la veille de son départ, ou de son vieux père et de ses engagements pour contrer le projet de monoculture de l'arachide, en remplacement des légumes qui permettaient de nourrir le village entier, font partie des moments terriblement émouvants du livre.
Ce livre a reçu de nombreux prix littéraires dont le Goncourt des Lycéens en 2018 et bien d'autres.
Vous n'avez pas le temps de lire, écoutez-le ! Sylire sur son blog ICI, nous présente la version audio et au passage nous livre une belle chronique.
Aujourd'hui est le jour idéal pour mettre tous ces soldats à l'honneur, puisque nous célébrons la signature de l'armistice qui a mis fin à ces horreurs mais malheureusement pas à toutes les guerres. Ne les oublions pas !
A la guerre, quand on a un problème avec un de ses propres soldats, on le fait tuer par les ennemis. C'est plus pratique.