Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Il y avait dans l’air une odeur de pourriture. Un rat mort écrasé par une voiture était collé au milieu de la rue, réduit à une tache de poils grisâtres. La pluie emportait des détritus de tous côtés et les amoncelait sur les grilles d'égouts : sacs de plastique, papier d'emballage, feuilles de sterculier, boites de plats préparés jetables dont la surface mouillée réfléchissait la lumière du petit matin.
Après avoir foncé à toute allure dans les rues, il venait d'enlever son casque et hurlait comme un malade. A la lumière des lampadaires, ses cheveux avaient l'air d'un nid de serpents rouges qui se tordaient dans le vent.
"Quand je sors à moto, en fin de journée, c'est comme si je volais" dit-il en caressant la moto avec amour...
Zhang Yingxiong ne fait pas grand chose de sa vie. Dans ce quartier pauvre de Shanghai, il n'est pas facile pour les jeunes de trouver du travail, et il préfère de loin passer ses journées dans un cybercafé, pour y jouer à des jeux vidéos. De plus, il subit la violence verbale de son père, devenu amer et dépressif, qui le traite toute la journée de "bon à rien", et il perd de plus en plus confiance en ses capacités. Timide et craintif, chercher du travail l'angoisse au plus haut point. C'est alors que sa famille apprend que leur immeuble doit être rasé. Le père, Zhang Suqing n'accepte pas la somme dérisoire qui lui est proposée pour l'expropriation, car elle ne lui permet pas d'acquérir un autre bien. Il voit ses voisins déménager, les uns après les autres, et la rumeur dit qu'ils ont obtenu beaucoup plus d'argent que prévu, grâce à leurs relations, mais il ne revient pas pour autant sur sa décision. En colère, il se met à boire davantage et perd peu à peu la santé. Il finit par mourir d'une crise cardiaque.
Yingxiong et sa mère sont obligés d'accepter l'offre de la mairie, de quitter leur domicile pour aller vivre chez un oncle qui les héberge à regret.
Le jeune homme aura désormais une seule obsession : chercher à se venger de cette injustice. Après un temps de recherche, il retrouve enfin et se met à suivre quotidiennement, Lu Zhiqiang, le fonctionnaire chargé des expulsions, qu'il juge responsable de la mort de son père et des larmes de sa mère. Il finit par se faire embaucher comme serveur dans le bar situé juste en face de son immeuble, d'où il peut observer son balcon à loisir, avec des jumelles. Mais rien ne se passe comme prévu : il découvre que cet homme, qu'il s'est mis à détester, et qu'il voudrait tuer (avec un simple couteau de poche pliant acheté au supermarché...), a une fille "pas comme les autres"...
Quand on disait à Zhang Suqing que son fils, Zhang Yingxiong, était en grandissant devenu un garçon vraiment bien, il rétorquait : "Vraiment bien ? Des clous ! c'est une taie d'oreiller brodée sur un sac de paille".
Mon avis
Voilà un court roman de 110 pages à peine, paru chez l'Asiathèque le 19 mai dernier, dans une nouvelle collection intitulée "Novella de Chine", dirigée par Brigitte Duzan, la traductrice de ce roman. En effet, ce texte ne correspond pas à un roman tel qu'on a l'habitude d'en lire, ni à une nouvelle, car il présente davantage de développement. Il constitue donc un genre intermédiaire, très intéressant et plaisant pour le lecteur.
J'ai aimé entrer dans l'ambiance de ce quartier pauvre du vieux Shanghai, un peu inquiétant et entouré de mystères, qui subit les assauts des promoteurs, un quartier oublié des touristes où les rues sont désertes, et les jeunes livrés à eux-mêmes et prêts à tout, pour gagner un peu d'argent comme le fait, l'ami de Yingxiong. Le lecteur ne peut rester indifférent devant tant d'injustice, devant la tromperie et le mensonge des dirigeants qui, pour payer moins cher, annoncent aux habitants qu'un parc va être construit à l'emplacement de leurs vieilles maisons, souvent héritées de leurs ancêtres, alors que ce sont de nouveaux immeubles modernes qui prendront leur place.
L'auteur nous en parle avec beaucoup de justesse : tout est suggéré avec une grande sensibilité et mille petits détails qui brodent autour du sujet, pour nous le révéler par petites touches. Les gens vivent au jour le jour, et le lecteur découvre peu à peu leurs rêves et leurs déceptions, mais aussi la corruption, les jalousies, les rumeurs et toute la face cachée de la ville.
Les dialogues sont réalistes. Les situations décrites sont très imagées, comme par exemple la confrontation entre Zhang Suqing et le fonctionnaire en charge des expulsions, qui vient frapper à sa porte en pleine nuit. Certains passages sont emplis de cynisme, comme l'anecdote relatant la porte tournante, installée par les promoteurs que, à l'image du monde qui les entoure, personne n'a jamais réussi à faire tourner comme elle le devrait, ou encore la description de la mascotte de l'exposition universelle de 2010, reflet d'un autre monde, inconnu pour les plus pauvres du quartier.
L'auteur nous livre ici une véritable chronique sociale, avec des personnages forts, mais déchus, bien présents mais qui restent mystérieux, doublée d'un récit empli de suspens, et d'une intrigue bâtie comme celle d'un roman policier. Elle amène le lecteur vers une fin inattendue, dans laquelle la véritable nature des hommes se révèle enfin, dans toute son humanité.
A noter, les mots de vocabulaire qui font référence à une coutume chinoise sont expliquées dans des notes de bas de pages.
Ce texte, qui peut être lu dès le lycée, a été adapté au cinéma par le réalisateur Zhang Meng. Le film est sorti en mars 2019.
Merci à Pascaline et à l'Asiathèque pour leur confiance.
L'auteur, Ren Xianwen est née en 1978. Elle est une figure montante de la littérature chinoise d'aujourd'hui. Auteur de recueils et nouvelles mais aussi de romans, tous salués par la critique, et couronnés de prix littéraires, elle n'avait encore jamais été traduite en français.