Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
C'est ainsi qu'il débarqua au Chili, à Valparaiso, en pleine guerre du pacifique, dans un pays qu'il ne savait pas placer sur une carte et dont il ignorait tout à fait la langue. A son arrivée, il rejoignit la longue queue qui s'étirait devant un entrepôt de pêche avant d'atteindre le poste de douane...
Quand vint son tour, l'agent lui demanda, sans lever les yeux sur lui :
- "Nombre ?"
Ne comprenant rien à l'espagnol, mais convaincu d'avoir deviné la question, il répondit sans hésiter :
- Lons-le-Saunier.
Le visage de l'agent n'exprima rien. Avec un geste fatigué de la main, il nota lentement :
"Lonsonier".
Alors qu'en 1871, la France se relève à peine des événements sanglants de la Commune, dans les campagnes, le phylloxera décime les vignobles, anéantissant des années de dur labeur, et ruinant des familles entières.
Dans ce contexte de désastre, un jeune jurassien quitte alors sa terre natale avec un seul cep de vigne en poche et quelques francs, et embarque pour l'Amérique. Il voudrait s'installer en Californie, mais le destin l'obligera à débarquer plus tôt que prévu à Valparaiso. Rebaptisé "Lonsonier" au moment de son enregistrement administratif par le service de l'émigration, le patriarche s'établit dans ce pays paradisiaque et y plante son cep de vigne... Il se marie alors avec Delphine, fait prospérer ses vignobles et s'installe dans la maison qui va devenir la maison familiale et presque le lieu de toute l'histoire, car elle va passer de génération en génération.
Mais la Première Guerre Mondiale se profile à l'horizon, et leurs trois fils embarquent pour la France, fiers de leurs origines, se sentant solidaires du destin des autres soldats français. Seul Lazare en reviendra...meurtri, un poumon en moins, et culpabilisé de n'avoir pas pu sauver ni ses frères, ni un voisin chilien d'origine allemande parti se battre lui-aussi, mais pour le camp ennemi.
A son retour, amaigri et malade, Lazare quitte un temps le giron familial et sa mère dépressive, pour tenter de se retrouver.
C'est au fin fond du pays Mapuche, qu'il rencontrera celle qui deviendra sa femme, Thérèse. Passionnée par les oiseaux depuis toujours, Lazare fera installer une volière dans le jardin de la maison familiale, où Margot, leur fille, verra le jour entourée de ces charmants volatiles.
Est-ce à cause de sa naissance particulière, de la passion de sa mère pour les oiseaux ou parce que le vieux chaman lui fera vivre une expérience de lévitation qu'elle vouera une passion sans borne à l'aviation et y consacrera une partie de sa vie ? Elle partira se battre aux côtés des alliés pendant la Seconde Guerre Mondiale et devra faire ses preuves contre le machisme ambiant, pour réaliser son rêve et devenir enfin aviatrice.
A son tour, son fils Ilario Da, qui sera conçu dans des conditions que je ne vous dévoilerai pas pour vous laisser découvrir toute la magie de ce roman qui mêle aussi à la réalité, le mystère et les légendes du Chili, poursuivra le destin extraordinaire de cette famille pas comme les autres. Il grandira au sein de l'entreprise familiale de son grand-père mais se révoltera, intègrera le MIR (Mouvement de Gauche Révolutionnaire) et s'opposera à la dictature de Pinochet. Il sera emprisonné et torturé. Ce sont des pages douloureuses et bouleversantes que le lecteur découvre à la fin du livre et d'autant plus qu'il s'agit du récit des tortures et de la vie quotidienne du propre père de l'auteur.
Mais l'histoire de la famille ne s'arrêtera pas là !
Un mardi, alors qu'il cueillait des pommes dans un pré, la peau de bique sur les épaules, un choc dans le dos le projeta à terre et deux serres puissantes s'enfoncèrent entre ses omoplates...
C'était une buse bleue des Andes qui, depuis ses hauteurs, confondue par sa peau de bique, avait piqué sur lui comme elle venait de débusquer un rongeur. Avant qu'il ait eu le temps de réagir, il entendit une voix en espagnol :
- Excusez-la. Elle vous a pris pour un renard.
Voilà un roman captivant qui m'a transporté pour un voyage formidable entre le Chili et l'Europe, en à peine 208 pages. L'auteur nous brosse le portrait d'un siècle de vie quotidienne d'une famille (sa famille) déracinée au Chili mais qui se sent toujours redevable envers son pays d'origine.
Les chapitres sont courts et nous présentent chacun un personnage différent. J'ai aimé la façon dont l'auteur nous décrit les membres de la famille, les hommes plutôt timides et maladroits mais aussi fiers de leurs origines, les femmes, indépendantes et prêtes à mener à bien leurs projets. Les personnages sont décrits avec réalisme, mais semblent pourtant tous être sortis d'une fable ou d'un conte.
Aux côtés des membres de la famille, l'auteur nous décrit toute une galerie de personnages hauts en couleur, comme El Maestro, le père de Thérèse, originaire de Sète, qui n'hésite pas à créer un orchestre symphonique en plein pays Mapuche ou Aukan, le chamane guérisseur qui va sauver Lazare pour revenir des années après aider Margot à trouver sa voie. Il suit la famille durant toutes les générations et sait guérir les plaies physiques mais aussi les plaies de l'âme. Il y a aussi la famille Danovsky, tous rabbins de génération en génération sauf le fils, Ilario, qui se comportera en héros au péril de sa vie. Enfin, dans l'usine d'hosties, le discret Hector Bracamonte qui n'hésitera pas à se dénoncer par respect pour la famille qui dans le passé lui a offert un travail et à manger.
Et tout au long de l'histoire, la famille se raccroche à la seule bribe de mémoire familiale que le patriarche a bien voulu leur raconter de leur passé, l'existence d'un mystérieux oncle français, Michel René...
Tous ces personnages réels ou imaginaires, ont une histoire fabuleuse qui pourrait à elle seule être le sujet d'un roman. Ils sont terriblement humains, fantasques mais déterminés et à la fois, tellement fragiles qu'ils en sont touchants.
En peu de mots, l'auteur les rend vivants et nous fait partager leur quotidien, leurs désirs, leurs drames. Mais à ces drames tellement réalistes, chacun d'eux étant concernés par la grande Histoire, se mêlent beaucoup de fantaisie et d'humour, les légendes du Chili, des personnages mystérieux. Mais chut, je ne peux vous en dire davantage, sans dévoiler l'histoire.
Ce décalage donne beaucoup de plaisir à la lecture. Le lecteur a envie de connaître la suite et aimerait même s'attarder, en apprendre davantage sur chacun. Il est presque frustré de ne pas rester un peu plus longtemps auprès d'eux...et les quitte à regret.
Que va devenir la génération suivante se demande-t-on en terminant le roman ?
Et derrière cette saga familiale... c'est tout le devenir des immigrés français que le lecteur découvre. On oublie souvent que des français aussi sont devenus des déracinés, obligés de tout reconstruire ailleurs et de connaître les souffrances de l'exil.
Un beau roman autobiographique que j'ai eu beaucoup de plaisir à découvrir et qui mérite à mes yeux d'obtenir un prix littéraire...
Margot brava les regards grivois des mécaniciens, les sous-entendus, l'humour leste, et se défendit contre les capitaines qui essayaient de la séduire pour leurs récits d'accidents. Elle dut se battre avec entêtement et virtuosité pour conserver les vingt centimètres de cheveux qu'autorisait le règlement et qu'elle préserva comme une dignité féminine. Au bout d'un mois, elle réclama son baptême de l'air...
En ces temps, la Villa Grimaldi n'était qu'un parc ténébreux. Les cellules étaient disposées en ligne comme de petits cabanons en lambris, les unes à la suite des autres, avec pour seule fenêtre, une ouverture au plafond...
A noter, ce roman s'inspire largement de la vie de l'auteur. Il dit l'avoir écrit en hommage à son père et à son arrière-grand-père. C'est pour eux et pour sa fille Selva qu'il nous livre un peu de son histoire familiale.
L'auteur s'est en particulier inspiré des écrits de son propre père incarcéré et torturé, qui a fuit le Chili pour revenir s'installer en France. Il a comblé les manques dans l'histoire familiale en s'inspirant de personnages réels et des mythes qui ont bercé son enfance.
La dédicace de l'auteur est explicite :
"A Selva, toi qui es la seule à connaître la suite".
Le lieutenant apparut. Il se pencha vers Thérèse et posa un genou à terre.
- Est-ce que vos oiseaux sont communistes, Madame ?
Thérèse releva le menton vers le lieutenant et croisa son regard arrogant. Alors il dégaina un pistolet de sa ceinture et tira sur le premier oiseau qui s'avança du grillage. Toute la volière s'affola...