Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
J'ai vécu avec courage, j'espère mourir de même, avec courage et sans mentir, mais pour cela, il faut que je dise : c'est moi qui est tué Émerence. Je voulais la sauver, non la détruire, mais cela n'y change rien.
Aujourd'hui je sais ce que j'ignorai alors, l'affection ne peut s'exprimer de manière apprise, canalisée, articulée, et je n'ai pas le droit d'en déterminer la forme à la place de quelqu'un d'autre.
Il était impossible d'expliquer la nature, l'intensité de notre relation, ou le fait qu'Émerence était pour chacun de nous une nouvelle mère, bien qu'elle ne ressemblât à aucune des nôtres.
Ce roman que je voulais lire lors de sa sortie, ce que j'ai oublié de faire ensuite, a obtenu en 2003 le Prix Femina Etranger, un prix largement mérité.
En effet pour moi c'est une petite pépite littéraire et je ne regrette pas d'avoir effectué récemment cette lecture qui m'a subjuguée.
Voilà pourtant une histoire toute simple en apparence, mais il faut savoir qu'elle est largement autobiographique.
Magda, la narratrice, n'a jamais eu d'enfants. Pour pouvoir se consacrer entièrement à l'écriture, elle doit embaucher une personne pour l'aider à la maison, faire le ménage et la décharger des tâches matérielles. Quand elle accepte de prendre Émerence, une femme déjà âgée mais qu'on lui a vivement recommandé, elle ne sait pas ce qui l'attend.
Tout d'abord, c'est Émerence qui choisit de travailler pour eux... Puis une fois en place, elle se met à tout diriger, dresse le chien, et force le respect tant elle abat de travail au cours de sa journée.
Tout oppose les deux femmes : leur culture, leur milieu social, leur personnalité et leur âge...
Émerence ne sait pas lire, se moque des obligations et des horaires, vient chez eux quand elle en a envie et le temps, parfois même la nuit, mais elle est tellement irréprochable que Magda n'ose rien lui dire.
Émerence revendique haut et fort sa liberté et n'accepte aucune visite dans sa propre maison. D'ailleurs personne n'a jamais franchi sa porte !
Pourtant à petits pas maladroits, elles vont toutes deux se découvrir, apprendre à "s'apprivoiser". Émerence ne cesse de surprendre Magda, elle a un sacré caractère, se vexe à la moindre remarque, fait la tête quand quelque chose ne lui convient pas, et ne s'en laisse pas conter.
Mais Magda a besoin d'elle. Elle supporte tout de celle qui pourrait être sa propre mère, et s'attache de plus en plus à la vieille femme qui un jour, va lui confier ses secrets, lui faisant promettre de ne jamais les dévoiler à quiconque dans le quartier.
Mais la vie n'est jamais simple et un hiver particulièrement rude, la vielle femme tombe malade. Magda comme tous les membres de la petite communauté du quartier, ne sait que faire. Émerence ne veut pas ouvrir sa porte, or il faudrait pouvoir faire au moins entrer un médecin, ce dont bien entendu, elle ne veut même pas entendre parler.
Magda qui veut toujours bien faire et a reçu une éducation où la générosité prime, mais aussi le respect de l'autre et des promesses faites, va avoir beaucoup de mal à prendre la décision qui s'impose, d'autant plus que des obligations professionnelles la tienne éloignée du quartier...
Le lecteur entre peu à peu dans l'histoire de cette relation difficile mais d'une grande richesse.
Il ne s'ennuie pas une seconde tant la vieille dame est omniprésente dans ces pages. Émerence raconte sa vie par petites touches, faisant entrer le lecteur dans l'histoire de la Hongrie du XXe siècle, une histoire que la plupart du temps nous ne connaissons pas, et qui a marqué la vieille femme et explique son comportement étrange.
Il découvre une vieille dame travailleuse, qui ne sait pas comment faire autrement que de donner aux autres de son temps. Elle met en avant ses propres valeurs qui sont plus importantes à ses yeux que celles de la vie moderne, plus humaines en tous les cas.
La façon dont l'auteur traite ces deux portraits de femmes est d'une grande finesse psychologique.
La relation entre Magda et Émerence est marquée à la fois par la pudeur, la maladresse, le respect, l'affection mais aussi l'incompréhension. Tout le monde comprend à quel point chacune est tellement importante pour l'autre...
Il nous faudra attendre la fin du roman pour ouvrir cette porte, non pas celle de l'entrée, non, l'autre, la porte cachée qui contient tous les trésors de la vieille dame et tous ses secrets...cette porte "blindée" qu'elle a dressée entre elle et les autres pour se protéger.
J'ai beaucoup aimé ce roman à la plume si délicate et pudique et je réalise en rédigeant cette chronique à quel point il n'est pas facile de décrire exactement pourquoi. Je l'ai trouvé émouvant et très profond, alors que l'histoire est toute simple. Il est d'ailleurs très présent en moi alors que j'ai terminé sa lecture depuis quelques semaines à présent...
Je la suivis des yeux, cherchant pourquoi elle tenait à moi alors que j'étais si différente d'elle, je ne comprenais pas ce qu'elle aimait en moi. J'écrivais, j'étais encore jeune, je n'avais pas analysé à fond à quel point l'affection est un sentiment illogique, mortel, imprévisible...