Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Les morts sont des héros qui servent de noms de rues, de clairons, d'alibi, d'oubli...
Avec la rage au cœur
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
C'est ma manière d'avoir du cœur à revendre
C'est ma manière d'avoir raison des douleurs
C'est ma manière de faire flamber des cendres
A force de coups de cœur à force de rage
La seule façon loyale qui me ménage
Une route réfléchie au bord du naufrage
Avec son pesant d'or de joie et de détresse
Ces lèvres de ta bouche ma double richesse
A fond de cale à fleur de peau à l'abordage
Ma science se déroule comme des cordages
Judicieux où l'acier brûle ces méduses
Secrètes que j'ai draguées au fin fond du large
Là où le ciel aigu coupe au rasoir la terre
Là où les hommes nus n'ont plus besoin d'excuses
Pour rire déployés sous un ciel tortionnaire
Ils m'ont dit des paroles à rentrer sous terre
Mais je n'en tairai rien car il y a mieux à faire
Que de fermer les yeux quand on ouvre son ventre
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
Avec la rage au cœur aimer comme on se bat
Je suis impitoyable comme un cerveau neuf
Qui sait se satisfaire de ses certitudes
Dans la main que je prends je ne vois que la main
Dont la poignée ne vaut pas plus cher que la mienne
C'est bien suffisant pour que j'en aie gratitude
De quel droit exiger par exemple du jasmin
Qu'il soit plus que parfum étoile plus que fleur
De quel droit exiger que le corps qui m'étreint
Plante en moi sa douceur à jamais à jamais
Et que je te sois chère parce que je t'aimais
Plus souvent qu'a mon tour parce que je suis jeune
Je jette l'ancre dans ma mémoire et j'ai peur
Quand de mes amis l'ombre me descend au cœur
Quand de mes amis absents je vois le visage
Qui s'ouvre à la place de mes yeux - je suis jeune
Ce qui n'est pas une excuse mais un devoir
Exigeant un devoir poignant à ne pas croire
Qu'il fasse si doux ce soir au bord de la plage
Prise au défaut de ton épaule - à ne pas croire...
Dressée comme un roseau dans ma langue les cris
De mes amis coupent la quiétude meurtrie
Pour toujours - dans ma langue et dans tous les replis
De la nuit luisante - je ne sais plus aimer
Qu'avec cette plaie au cœur qu'avec cette plaie
Dans ma mémoire rassemblée comme un filet
Grenade désamorcée la nuit lourde roule
Sous ses lauriers-roses là où la mer fermente
Avec des odeurs de goudron chaud dans la houle
Je pense aux amis morts sans qu'on les ait aimés
Eux que l'on a jugés avant de les entendre
Je pense aux amis qui furent assassinés
A cause de l'amour qu'ils savaient prodiguer
Je ne sais plus aimer qu'avec la rage au cœur
A la saignée des bras les oiseaux viennent boire
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Colette Anna Grégoire (Anna Gréki) est née à Menaa en Algérie en mars 1931.
Sa famille est d'origine française et son père est instituteur. Il l'initie très vite à la culture de ce pays et à sa beauté.
Elle est élevée au milieu d'une communauté berbère chaoui et se trouve très tôt confrontée à la misère des algériens.
Elle portera un regard très lucide sur leurs conditions de vie et les dérives de la colonisation ce qui expliquera son engagement ultérieur.
Elle passe une enfance heureuse et fréquente l'école primaire du village de Collo, puis poursuit des études secondaires à Skikda (Philippeville).
Alors qu'elle est à l'université à Paris, elle interromp ses études pour retourner en Algérie et participer activement au combat et à la lutte pour l'indépendance.
Devenue à son tour, par conviction, institutrice à Annaba (Bône) puis à Alger, elle milite au Parti Communiste algérien.
Membre actif des "Combattants de la Libération", elle sera arrêtée par les parachutistes de Massu en 1957, torturée puis emprisonnée à la prison civile d'Alger, tranférée au camp de transit de Beni Messous en 1958, et ensuite expulsée d'Algérie (sans doute parce qu'elle était française).
Elle rejoint alors Jean Melki, son mari, à Tunis.
C'est là-bas qu'elle publiera son premier recueil de poèmes "Algérie, capitale Alger" qui sera préfacé par Mostefa Lacheraf avec traduction arabe de l'ensemble des poèmes par Tahar Cheriaa.
Son recueil sera publié par la Société nationale d'éditions et de diffusion tunisienne et Pierre Jean Oswald à Paris.
Elle rentre enfin en Algérie lors de la proclamation de l'indépendance, reprendra ses études et deviendra professeur de français au lycée Abdelkader d'Alger.
Mais le destin l'attend ce jour de janvier 1966 où elle meurt tragiquement à 35 ans, laissant son oeuvre inachevée...
Son second recueil a été publié à titre posthume. Il s'agit de "Temps forts" (Présense africaine, 1966).
D'autres poèmes sont connus car ils ont été publiés en particulier, dans une revue "Révolution africaine", un hebdomadaire créé par le FLN. en 1963.
Anna Greki a été une des premières femmes poètesses algériennes a avoir pris la parole.
Elle est devenue le chef de file des poètes et écrivains qui se sont engagés et ont milité pour que l'Algérie soit libre et indépendante.
Elle était très attachée à sa terre natale, une région à la fois sauvage, aride et montagneuse mais très belle. Elle a écrit de très nombreux poèmes sur sa terre.
Même en hiver le jour n’était qu’un verger doux
Quand le col du Guerza s’engorgeait sous la neige
Les grenades n’étaient alors que des fruits - seule
Leur peau de cuir saignait sous les gourmandises
On se cachait dans le maquis crépu pour rire
Seulement. Les fusils ne fouillaient que gibier.
Et si la montagne granitique sautait
A la dynamite, c’était l’instituteur
Mon père creusant la route à sa Citroën.
Aucune des maisons n’avait besoin de portes
Puisque les visages s’ouvraient dans les visages.
Et les voisins épars, simplement voisinaient.
La nuit n’existait pas puisque l’on y dormait.
C’était dans les Aurès...
Extrait de "Même en hiver"...
C'est la raison de son engagement politique : le vécu quotidien, les liens qu'elle a tissées avec ses camarades, lui permettent de tenir à distance le futur, la guerre et la haine.
Ce sera un jour pareil aux autres jours
Un matin familier avec des joies connues
Éprouvées parce qu'elles sont quotidiennes.
Elle rêve de rétablir une société plus humaine avec ses poèmes et fera connaître les revendications des Algériens...
Je cognerai encore trois fois
A votre porte
La première fois pour dire que j'existe
Depuis que le pain existe
La deuxième fois pour dire que j'existe
Puisque par moi vous existez
La troisième fois ce sera pour vous dire :
Il n'est pas de granit
Que n'use le vent et la pluie
Et mon vent à moi c'est ma faim
Ma pluie à moi c'est ma soif
Prenez garde
Je ne veux plus être orphelin.
Elle rend hommage aux femmes, aux mères et aux compagnes, qui luttent avec courage aux côtés de leurs maris, de leurs pères ou leurs frères et qui le font en silence car la société ne permet pas de les mettre en avant... et dénoncera aussi le calvaire des Algériennes emprisonnées à Barberousse, la prison d'Alger où elle a elle-même séjournée.
Et ces femmes fières d'avoir le ventre rouge
A force de remettre au monde leurs enfants
A chaque aube, ces femmes bleuies de patience
Qui ont trop de leur voix pour apprendre à se taire.
Ce sera un jour pareil aux autres jours
Un matin familier avec des joies connues
Eprouvées parce qu'elles sont quotidiennes.
Avec des mots brûleurs du ciel
Avec des mots traceurs de route
Qui font du bonheur une question de patience
Qui font du bonheur une question de confiance.
Et ces femmes fières d'avoir le ventre rouge
A force de remettre au monde leurs enfants
A chaque aube, ces femmes bleuies de patience
Qui ont trop de leur voix pour apprendre à se taire.
Forte comme une femme aux mains roussies d'acier
Tu caresses tes enfants avec précaution
Et quand leur fatigue se blesse à ta patience
Tu marches dans leurs yeux afin qu'ils se reposent...
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Dans ses poèmes, elle parle aussi des enfants qui souffrent et dénonce leurs conditions de vie pendant la guerre.
Colère devant l'enfant courant devant la guerre
Jusqu'aux frontières
Depuis sept ans sans s' arrêter
S' il ne se couche dans la terre
Sa poésie et toute son oeuvre forment un chant à l'amour
et à la vie, rempli d'espoir...
On n’invente jamais seul
La patience, la confiance
Nous tenons leurs fruits en main
Grâce à des millions d’amis
Qui furent patients, confiants
Longtemps avant nous pour nous.
http://146075-abderahmane-djelfaoui-ressuscite-anna-greki.html