Prix Medicis étranger 2014
Oui je sais j'ai un an de retard pour lire ce livre...mais bon je l'ai trouvé dans les rayons de la Médiathèque et comme il était toujours dans mes listes de livres à lire...je n'ai pas pu résister et je n'ai pas été déçue...un bon livre reste un bon livre quel que soit le moment où on le lit !
Nous sommes dans les années 60. Lola Bensky est une jeune journaliste qui travaille pour le magazine Rock-Out, un magazine de musique australien.
Née juste après la guerre dans un camp de transit allemand, Lola a vécu et a été élevée en Australie. Elle est la fille d'Edek et Renia, deux juifs polonais, survivants d'Auschwitz.
Elle n'a pas eu une enfance comme les autres...et tout la ramène à ces terribles événements qui ont rendu muets ses parents et troublé son enfance.
"L’espace que la majorité des autres parents gardent disponible pour leurs enfants est chez eux occupé par le passé." dit Lola.
Renia et Edek ne lui ont pourtant pas épargné certains de leurs souvenirs : à quatre ans elle savait déjà précisément ce qui se passait dans les chambres à gaz, à tel point que le jour de l'appel à l'école, elle court se cacher...
A 19 ans à peine elle interviewe les groupes les plus connus du moment à Londres mais aussi à New York, Los Angeles : Jimi Hendrix, Mick Jagger, Cat Stevens, Janis Joplin, Sonny and Cher, Jim Morrison...
Ils ne l'impressionnent pas vraiment car ils ont le même âge ! Elle les questionne avec candeur sur leur enfance, leur rapport avec leurs parents, leur vie quotidienne et pas vraiment leur musique. Car sans diplôme particulier et n'ayant jamais eu d'expérience journalistique, elle ne sait pas que leur poser comme question car, en plus, elle n'y connaît rien en musique rock !
Complexée par son poids, elle se met constamment au régime et se cache sous un maquillage trop abondant et maladroit (et des faux-cils très à la mode à l'époque !). Elle n'en est pas moins craquante...
Armée de son magnétophone, elle écoute ces rock-stars en devenir, parler de leurs problèmes et de leur vision du monde, de musique, de drogue, de sexe et nous raconte en détails ses interviews...
On les découvre sous un autre visage, plus humain.
Mais pour Lola, la confrontation avec ce monde composé uniquement d'hommes est une véritable révolution. Elle se surprend à leur parler d'elle-même, de son sur-poids et de ses régimes, de son enfance, de ses parents et des camps.
Ils lui donnent leurs avis sur la question d'une manière toujours très honnête, la taquinent souvent, et la draguent parfois...
Peu à peu elle reconstitue les pièces du puzzle qu'elle avait commencé à assembler durant son enfance, reconstituant les pièces manquantes de sa vie familiale, peuplée des fantômes de ses dix parents disparus (oncles et tantes), tous victimes de la Shoah...une famille entière.
Comment vivre en portant ainsi les souffrances de ses parents et leur culpabilité d'avoir survécu à leur famille ?
Alors Lola, pour avancer dans la vie, fait des listes, de régimes à suivre ou des membres de sa famille disparue, c'est selon.
" Il ne suffit pas de survivre, il faut survivre en restant humain" lui disait sa mère...
Ce que j'en pense
Le roman est un constant va-et-vient entre l'enfance de Lola, les sorties en famille, la vie quotidienne de ses parents, avec les amis ou connaissances de la famille, leurs silences ou les bribes de souvenirs des camps.
Puis le roman revient vers les interviews et les découvertes de Lola sur les stars, leur maison ou leur vie et enfin, elle nous raconte quelques instants passés avec ses amies journalistes ...
Malgré le drame présent en toile de fond tout au long du roman, c'est un livre pudique, empli de bienveillance et d'humanité, qui vous fera aussi beaucoup rire, tant l'héroïne est d'une naïveté désarmante et touchante.
Le rire est le penchant du drame, la légèreté de la gravité et c'est ce qui fait la force de ce roman.
Car finalement Lola ne sait pas comment vivre avec tout ça enfoui au fond d'elle. Elle questionne les autres pour y voir plus clair en elle-même...
Elle a beau se faire draguer par des chanteurs qui deviendront populaires, se lier d'amitié avec Cher, elle n'en est pas moins très mal dans sa peau, se trouve trop grosse (surtout aux yeux de sa mère pour qui la grosseur est synonyme de "corruption") et n'y connaît rien au sexe.
Des années après, elle va souffrir de crises d'angoisse voire de panique, de vertiges paralysants, d'insomnies, d'agoraphobie et toujours faire de fréquents cauchemars.
Elle va souvent avoir des fantasmes éveillés où elle sauve quelqu'un de proche, ou un parfait inconnu, d'un accident, arrête une hémorragie, soigne des plaies...et se retrouve félicitée par les proches.
" Plusieurs années après, Lola allait lire dans un livre consacré aux enfants de rescapés des camps de la mort que souvent ils ne s'estimaient pas en droit de vivre leur propre vie tant qu'ils n'étaient pas revenus symboliquement à l'univers chaotique et psychotique du camps de concentration pour y sauver leurs parents. Aussitôt elle allait faire le lien avec ces fantasmes de premier secours".
Il lui faudra, dans sa vie d'adulte, plusieurs cures d'analyse et un divorce, puis se mettre à écrire et devenir un écrivain à succès, pour commencer à se sentir mieux, à s'accepter telle qu'elle est et surtout à s'autoriser à vivre. Tandis que la plupart des stars qu'elle aura interviewés, auront été "fauchés par la mort" avant l'âge de 30 ans...
"La liste des morts était sans fin. Lola s'efforçait de ne pas penser à eux, à Janis Joplin, à Jimi Hendrix, à Jim Morrison, à Brian Jones ou à Mama Cass. Elle avait essayé de ne pas penser à Renia et à Edek morts. Ni aux autres disparus. Elle avait grandi avec les morts et maintenant elle cherchait à s'écarter d'eux. A les rejeter ..." (p.266)
Ce roman, bouleversant est largement autobiographique.
C'est une petite merveille qui se lit toute seule. Bien sûr pour moi qui ai écouté toutes ces musiques, c'est plus facile de s'intéresser à l'histoire...
Mais, vous l'aurez compris, ce roman n'est pas que cela.
On y découvre certes la vie privée des groupes de rock en vogue dans les sixties, le déroulement du Festival International de musique pop de Monterey en 1967 en Californie durant lequel le public a découvert Otis Redding que j'écoutais en boucle à 14 ans, Janis Joplin, et entendu jouer pour la première fois Jimi Hendrix, rien que ça !
C'est ce festival qui a propulsé The Who sur le devant de la scène américaine...et révélé Ravi Shankar et son amour inconditionnel du public, un public fasciné par sa prestation, sa voix, sa musique et le son de son sitar.
Mais au-delà de l'histoire de cette jeune journaliste et de ses interviews, le lecteur portera un autre regard sur un des plus grands drames du XX° siècle...
Autres extraits...
"Elle s’est dit que Jimmy Hendrix, lui, n’avait sans doute jamais eu besoin de faire un régime. Qu’il devait être naturellement mince. Pas elle, jamais. Elle possédait une photo d’elle dans le camp de personnes déplacées où elle était née, en Allemagne. Elle avait trois mois sur ce cliché, et elle était déjà potelée. Comment un bébé né dans un camp de personnes déplacées pouvait-il être potelé ?" (p.10)
"Appartenir à un groupe quel qu'il soit, ça devait être si confortable. Elle n'avait jamais connu ce sentiment d'appartenance. La famille qu'elle avait formé avec Renia et Edek était trop dévastée pour pouvoir recevoir le titre de groupe." (p. 37)
"Lola, elle, ne se sentait pas seule. Il faudrait des années et des années avant qu'elle ne prenne conscience de sa solitude. Elle allait devoir attendre de vivre avec un homme qui lui dirait matin et soir qu'il l'aimait, et encore à plusieurs autres moments de la journée, pour se rendre compte qu'elle était seule, et une fois cette découverte faite, sa solitude lui paraîtrait immense, incommensurable." (p. 48-49)
"Le passé de ses parents était vraiment un beau gâchis, un gâchis imprésentable. Elle aurait aimé naître dans une famille qui avait une bibliothèque pleine de livres et un piano, et qui passait les week-ends au bord de la mer.
Elle ne se doutait pas du tout qu'elle venait précisément d'une famille comme celle dont elle rêvait..." (p .58)
"Lola ne savait que trop bien à quel point les êtres humains peuvent mourir facilement. C'était une chose dont elle avait eu conscience probablement toute sa vie. Des dizaines d'années plus tard elle allait s'apercevoir qu'il n'était pas si facile de vivre." (p. 235)
"Bien qu’elles aient le même âge, Cher inspirait à Lola une fierté presque maternelle. Elle était ravie que Cher ait autant de succès, qu’elle soit devenue une femme indépendante et accomplie. Et la célébrité ne lui avait pas tourné la tête : sa modestie, sa générosité et son intelligence transparaissaient dans toutes ses interviews. En plus, elle avait un sens de l’humour formidable. "Le problème de certaines femmes, avait-elle dit un jour, c’est qu’elles s’emballent pour rien du tout et finissent par l’épouser." (p.269)
A propos de l'auteur
Lily Brett est née en Allemagne en 1946 de parents rescapés des camps. Ses deux parents sont les seuls survivants de leurs familles respectives, déportées dans le camp d’Auschwitz. Elle a grandi à Melbourne puis dans les années 90 elle s'est établie à New York où elle vit toujours aujourd'hui.
Romancière et poète, elle est déjà l'auteure de cinq romans, dont le best-seller international Too Many Men (Commonwealth Writers Prize Award, 2000), Just Like That (NSW Premier s Literary Award, 1995), What God Wants (National Steel Award, 1992).
Lola Bensky est sélectionné pour le Dublin Literary Award 2014.
"Lola Bensky" est son premier roman traduit en français.
Ce roman est largement inspiré par le vécu de l'auteure. Elle même comme son héroine, est fille de parents rescapés des camps. Elle est devenue journaliste à 20 ans et est partie d'Australie pour interviewer les rockeurs des sixties...
Car Lily Brett ne dément pas : Lola Bensky, c'est elle.
"Quand je suis arrivée à Londres et à New York, j’avais 20 ans et la plupart des questions que je me posais n’avaient aucune réponse. Je n’étais pas entraînée à être journaliste. Le monde du rock était un monde d’hommes, les seules femmes étaient dans le public. Je voulais simplement écrire les meilleurs portraits possibles. Si vous avez vos deux parents qui ont survécu à Auschwitz, interviewer des rock stars peut paraître absurde, mais, en fait, ça ne l’était pas."
Pour en savoir plus, consulter le site du Journal Libération ICI.
"Lola Bensky est une partie de moi, mais elle n'est pas moi. Elle possède certains de mes attributs, a vécu une partie de mon histoire, mais pas toute l'histoire. Elle me permet de grossir le trait, d'être sélective dans les souvenirs", explique Lili Brett au Journal Huffingtonpost.
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