Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Mon père se terre dans le silence. Il acquiesce. Dans son fauteuil, il repense à son voyage en bateau. Dans les yeux des naufragés il revoit tous ceux qui ont fait la traversée avec lui en 1969...
"ça ne sert à rien de parler, vous pouvez pas comprendre le diola sinon je vous aurais raconté plein de choses".
"J'ai vu la souffrance, moi"
Apéraw prononce cette phrase en mettant le doigt devant son oeil. Comme s'il avait vu de ses propres yeux le visage de la souffrance. Pendant toute la durée de nos entretiens, il mène la danse. Le récit commence là où il veut et s’interrompt quand il le décide...
Tous les jours, tu montes sur les bateaux , et avec beaucoup d'aisance et de politesse tu dis que tu cherches du travail, tu cherches à partir. Du travail en Europe, en Amérique ou en Chine, peu importe. Partir loin d'ici, traverser l'océan pour toucher d'autres soleils. On va te trouver du travail. La France vous a colonisés, vous avez le droit de venir. Vous avez le droit de venir et de rester.
L'auteur repart sur les traces de son père, arrivé un jour en France en provenance de son pays natal, le Sénégal.
Élevé à Kagnarou, un petit village de Casamance, Apéraw a travaillé très tôt dans les rizières et les champs d'arachide, a appris très jeune à retourner la terre à l'aide du Kaliandou. Un jour il fuit la pauvreté pour se rendre à Dakar d'où il embarquera pour Marseille, après des mois d'attente.
Derrière lui, il laisse sa famille et ses racines, mais aussi les histoires racontées au coin du feu et les animaux sauvages qui vivent dans les forêts.
De Marseille, il gagnera Aulnay-sous-bois où le travail en usine éreintant l'attend, comme c'est le cas pour beaucoup d'africains, sénégalais, mauritaniens, algériens, mais aussi pour des portugais et des italiens.
C'est alors la vie d'ouvriers chez Citroën, le mariage avec Ina, et après quatorze ans de travail, le licenciement économique, les marchés au petit matin avec son ami Moussa, puis des travaux en intérim passés à nettoyer des avions.
Il prendra une seconde femme et aura en tout neuf enfants.
L'auteur nous parle aussi de sa mère, morte très jeune qui a toute sa vie fait des ménages, comme le font encore aujourd'hui beaucoup de femmes de sa condition.
Et au passage, il nous dresse une intéressante et touchante photographie sociale de la vie dans les banlieues, des années 70 aux années 2000.
Il nous raconte aussi par des allers-retours entre le présent et le passé, son premier voyage alors qu'à 11 ans son père les avait emmenés en Casamance pour faire connaissance avec la famille restée là-bas. Un voyage qui lui a permis aussi de briser les "images imaginées", et d'en construire d'autres beaucoup plus réelles.
Très tôt désigné par ses frères pour raconter l'histoire familiale, l'auteur qui ne voulait pas devenir écrivain, a finalement par les jeux du hasard de la vie, pris la plume pour parler à la place du père.
Alors que son père reçoit enfin quarante ans après être arrivé en France, une lettre lui annonçant sa naturalisation, l'auteur est surpris de ne pas le voir sauter de joie et ranger tout simplement la feuille dans un tiroir.
Un an après, alors qu'ils regardent ensemble à la télévision, un reportage montrant l'arrivée de réfugiés sur une plage corse, le père dresse en quelques mots, un parallèle entre eux et ce qu'il a vécu lui-même des années auparavant.
Dès lors, l'auteur le "force" à raconter, pour retrouver lui-aussi ses racines, effacer les silences, en savoir plus sur cette vie qui a démarré en Casamance.
Ce témoignage est aussi l'histoire des Diolas que je ne connaissais pas du tout et qui "du temps de avant-avant" n'étaient ni musulmans, ni chrétiens.
L'histoire du père est celle d'une vie partagée entre deux mondes, celles de tous les immigrés qu'ils soient venus seuls ou qu'on soit "aller les chercher", le déracinement est le même et la coupure avec les siens, restés au pays, identique.
L'auteur donne ainsi la voix à ceux qui ne peuvent que rarement s'exprimer et parler de la douleur de l'exil et du déracinement, mais qui savent vivre dans le travail et la dignité.
Voilà un roman-témoignage touchant, non dénué d'humour, qui est aussi un bel hommage au père.
J'ai juste eu un peu de mal à me retrouver dans les noms des villages sénégalais, les mots de dialectes, et aussi dans le rythme du roman qui ne suit aucune chronologie. L'auteur a voulu nous plonger dans une ambiance, dans la manière même dont il a pris lui-même connaissance de la vie mouvementée de son père.
C'est un premier roman qui m'a permis de découvrir un jeune auteur qui a encore, je le pense beaucoup de choses à nous dire et que je suivrais avec grand plaisir.