Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Pourquoi toute notre colère et notre chagrin accumulés ne produisent que du silence. ça ne va pas, il faut qu'une voix s'élève pour raconter cette histoire...parce que c'est mon histoire et celle de ces jeunes hommes disparus, parce que c'est l'histoire de ma famille en même temps que celle de notre communauté...
Grâce à la littérature et à l'écriture, Jesmyn Ward, petite fille noire, curieuse, sensible et intelligence est arrivée à "sortir de son milieu". Déjà le lecteur le sait et aborde cette lecture avec cette idée en tête.
L'histoire se situe en grande partie à DeLisle, dans le sud du Mississipi et nous fait entrer dans la communauté noire, où la pauvreté et le racisme font partie du quotidien.
L'auteur y raconte une double histoire, en alternance.
Tout d'abord, elle raconte l'histoire de sa propre famille. Il lui faudra remonter à ses origines pour mieux comprendre la force qui anime les femmes de sa famille et nous conter de belles histoires de passion, de courage, de maternité et de travail...
Mais aussi des histoires d'hommes faibles qui désertent, se font plaisir, n'assument pas leurs enfants et se font servir...
Et de belles et touchantes histoires d'enfance, avec les jeux dans la forêt, les courses pieds nus en été, les taquineries...mais aussi parfois la tristesse lorsque les parents se séparent.
Le lecteur découvre aussi ses histoires d'adolescente, les difficultés scolaires, les remarques racistes, les garçons qui ne la respectent pas...
Parce qu'elle a sous les yeux l'exemple d'une mère aimante et travailleuse, elle refusera de se complaire dans l'alcool et la drogue, fera de sa réussite scolaire son cheval de bataille et survivra en faisant de l'écriture, son unique moyen d'exprimer sa difficulté de vivre.
Ensuite, entre deux chapitres où elle nous raconte sa vie de famille, elle nous conte la disparition de cinq jeunes parmi ses proches qui vont mourir subitement en pleine jeunesse. Quatre années terribles où la mort rôde autour de la petite communauté : overdose, suicide, accidents de voiture causés par des tiers, mais aussi règlement de compte ou décès par balle.
Parmi eux...son petit frère, le seul garçon de la fratrie, celui qu'elle n'a pas réussi à protéger ce soir-là du chauffard qui a percuté sa voiture, comme elle pouvait toujours le faire quand il était petit...Joshua.
Elle aura attendu treize ans pour nous parler de ce drame et de ce chauffard qui n'a écopé que de cinq ans de prison, alors qu'il conduisait en état d'ivresse, cinq ans pour des vies gâchées et un événement qui a achevé de briser sa famille.
Pour cela, la structure du récit remonte le temps, alors qu'elle partait du passé pour arriver à aujourd'hui quand elle nous contait l'histoire de sa famille, elle part de la disparition la plus récente d'un de ces cinq jeunes, pour arriver à la plus ancienne, celle de son petit frère...celle par qui tout arrive.
C'est ici que le passé et l'avenir se rencontrent. Cela se passe après l'attaque du pitbull, après le départ de mon père et le coeur brisé de ma mère. Après les petites brutes au lycée, après les blagues racistes, après que mon frère m'a révélé comment il se débrouillait pour gagner un peu d'argent...C'est le dernier été que je passerai avec mon frère. C'est le coeur de toute cette histoire...
Mais au-delà des souvenirs et des drames familiaux, c'est de son pays dévasté par les cyclones, par la pauvreté, la drogue et l'alcool_qui font des ravages non seulement parmi les jeunes mais aussi parmi les adultes_ qu'elle nous parle, comme s'il y avait urgence de faire tout pour le sauver, pour redonner de l'espoir aux jeunes, pour empêcher les mères de se tuer à la tâche pour des emplois minables et aux pères d'être exploités comme les anciens esclaves l'étaient...
On sent qu'elle a à coeur de nous conter l'histoire de sa communauté et qu'elle porte en elle cette histoire comme un héritage, mais surtout comme un fardeau, comme si tous ceux qui ne savaient pas écrire ou raconter, lui avaient donné la mission de le faire à leur place. Elle souhaite ainsi donner la parole à ceux qui sont encore pointés du doigt à l'école, ceux qui sont pauvres et mal habillés, ceux qui n'ont pas le même choix de vie que les autres et qui ne peuvent envisager librement leur avenir...
Les passages où l'auteur dresse parfois maladroitement le portrait des cinq jeunes garçons disparus, les circonstances de leurs rencontres et celles de leur mort sont criantes de réalisme. Ceux où elle nous parle de sa famille sont émouvantes et prennent le lecteur aux tripes.
C'est donc un récit très vivant et réaliste sur le déterminisme social et ses ravages, un récit sincère, parfois cru et dérangeant, sans concession, qui nous explique les difficultés d'être une jeune femme noire, en Amérique au XXIème siècle, quand on est issu d'un milieu pauvre et modeste et qu'on ne peut se défaire du poids du racisme et des inégalités sociales qui touchent les habitants de cette région.
Au-delà de ce récit qui ne peut nous laisser indifférent, je suis frappée à l'issue de cette lecture, par la tristesse des propos, par ce pays et cette époque qui est la nôtre, où trop peu d'espoir reste aux jeunes de s'en sortir, lorsqu'ils ont eu la malchance de tirer à leur naissance les mauvaises cartes.
Un jeune auteur à découvrir donc...
Ce récit est devenu dès sa sortie un best-seller aux États-Unis.
Tous les chiffres toutes les données officielles le confirment. Ici au confluent de l'histoire, du racisme et de la pauvreté, voici ce que valent nos vies : rien.