Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Très vite j'ai brisé les espoirs et les rêves de mon père. Dès les premiers mois de ma vie le problème a été diagnostiqué. Il semblerait que je sois né ainsi, personne n'a jamais compris l'origine, la genèse, d'où venait cette force inconnue qui s'était emparée de moi à la naissance, qui me faisait prisonnier de mon propre corps...
Cela faisait longtemps que j'hésitais à emprunter ce roman. En principe je fuis les livres qui font trop le buzz dans les médias ou qui créent trop de polémique...
Mais finalement je me suis laissée tenter avant de lire son second roman, il fallait bien que je me penche sur le premier !
Voilà un premier roman troublant tant sa composante autobiographique est évidente et tant il touche le lecteur par son authenticité et son réalisme. Un très beau roman qui nous parle de l'intérieur, d'un sujet encore trop souvent tabou : l'homosexualité.
Dans un style simple, sans fioriture et qui sonne toujours juste l'auteur y relate son enfance d'enfant "différent" et les rouages de la mise en place de l'homophobie parmi les gens simples, les "pauvres", ouvriers de son village, trop souvent enfermés dans leurs a-prioris, leur vie sans avenir où chômage et alcoolisme guettent presque toujours au coin de la rue, comme ce sera le cas pour son père.
Rien n'est épargné au lecteur, ni les crachats, ni les insultes, ni les débordements familiaux, ni les scènes d'abus sexuels perpétrés par les plus grands et dont on l'accusera à tort d'être l'instigateur...
Eddy est différent parce qu'il n'aime pas le foot, pleure sans cesse, fait des manières, a peur du noir, joue à des jeux de filles et se met à aimer le théâtre...
Pourquoi pleurais-je sans cesse ? Pourquoi avais-je peur du noir ? Pourquoi, alors que j'étais un petit garçon, pourquoi n'en étais-je pas véritablement un? Surtout : pourquoi me comportais-je ainsi, les manières, les grands gestes avec les mains que je faisais quand je parlais, les intonations féminines, la voix aiguë. J'ignorais la genèse de ma différence et cette ignorance me blessait.
Il voit bien que ce qu'il aime n'est pas la norme chez ses camarades.
Mais alors qu'il est petit, il s'interroge déjà sur cette homosexualité dont on l'affuble avant même de ressentir ses premiers émois amoureux pour les garçons.
Pourtant j'ignorais moi aussi les causes de ce que j'étais. J'étais dominé, assujetti par ces manières et je ne choisissais pas cette voix aiguë. Je ne choisissais ni ma démarche, les balancements de hanches de droite à gauche quand je me déplaçais, prononcés, trop prononcés, ni les cris stridents qui s'échappaient de mon corps, que je ne poussais pas mais qui s'échappaient littéralement de ma gorge quand j'étais surpris, ravi ou effrayé.
Harcelé à l'école par les plus grands et obligé de s'en cacher pour ne pas répondre aux questions gênantes dont les adultes sont friands, il devient peu à peu le bouc émissaire de tout le village picard où il vit.
Sa famille est aimante même si la mère est parfois dure car il faut bien qu'elle soit, elle aussi, "couillue" pour mener à bien sa barque et faire vivre la famille.
Cependant en famille comme au milieu de ses camarades, il faut montrer sa virilité avant tout et "être un dur". Car "être un homme" c'est ne pas pleurer, ne pas prendre de médicaments, entretenir sa famille et sa femme qui n'a pas le droit de travailler, ne jamais parler de ce qu'on resssent, aimer le foot et se "saoûler la gueule"...
Eddy s'y emploiera mais n'y arrivera pas. Il subit alors la violence de son grand frère, alcoolique, et celle, parfois verbale de son père.
Il demandait à ma mère si j'étais un garçon, C'est un mec, oui ou merde ? Il pleure tout le temps, il a peur de mourir, c'est pas un vrai mec. Pourquoi ? Je l'ai pourtant pas élevé comme une fille, je l'ai élevé comme les autres garçons, bordel de merde !
Et si au début alors qu'il est petit sa mère le défend toujours, plus tard elle ne saura plus comment aborder le sujet avec lui...ce qui se comprend.
Ce qu'il représente n'entre pas dans la culture familiale ni dans les normes dictées par son entourage mais cependant les siens sont fiers de sa réussite scolaire.
Le père a sa fierté de mâle et n'en montre rien, pourtant il accompagnera son fils à la gare pour l'examen d'entrée au lycée, il cachera la lettre du lycée pour faire durer le plaisir d'être le seul à savoir qu'Eddy a été reçu et pour taquiner son fils (sans méchanceté aucune d'ailleurs).
C'est aussi un père qui tient des propos homophobes mais a défendu dans le passé, en douce, un homo sur le point de se faire casser la figure, un père qui "gueule" devant et qui, par derrière, est fier que son fiston réussisse si bien à l’école et fasse bien ses devoirs...un père sévère par devant mais qui raconte à tout le monde sa fierté d'avoir un fils comme lui.
Et c’est pour ça que ton père en parle pas de ça, de son voyage quand il vivait dans le Sud, parce que quand même c’est bizarre, c’est pas logique, il dit qu’il faut tuer les bougnoules et quand il vivait dans le Midi, son meilleur copain c’était un bougnoule. Je te dis ça parce que je comprends pas pourquoi ton père il est raciste comme ça, moi je suis pas raciste, c’est vrai que les Arabes et les Noirs ils ont tous les droits et ils prennent tout notre argent de l’Etat, mais quand même je suis pas à vouloir les tuer ou à vouloir les pendre ou les mettre dans les camps comme ton père.
Sa famille apparaît certes comme une famille pauvre mais digne qui sait lutter contre la sauvagerie extérieure et qui sait préserver l'intégrité familiale (et sans doute se préserver aussi du "qu'en-dira-t-on").
Mais le seul salut pour Eddy sera la fuite...hors du village, hors des murs, hors de sa famille aimante mais qui ne comprend pas sa situation, et n'a pas de solution pour lui, tant elle est prisonnière d'un contexte social qui semble prédestiné.
Eddy fera des études au lycée d'Amiens grâce au théâtre, puis poursuivra dans le supérieur en sociologie : il pourra inventer sa propre vie et acquérir sa liberté, au lieu d'entrer à l'usine comme son père...
L'auteur Edouard Louis est un jeune sociologue. Il est spécialiste de Bourdieu. Il n'a donc eu aucun mal à mettre dans son roman de nombreux clichés concernant les classes sociales donc sans aucun doute à aggraver la situation dans certains cas ou à ne pas dire toute la vérité dans d'autres.
Il ne raconte pas les faits de façon linéraire mais débute par les actes de violence qu'il a subi au collège, puis revient vers ses années d'enfance, pour finir lorsqu'il rentre au lycée à Amiens comme interne.
Certaines descriptions de son milieu social m'ont gêné. C'est un milieu où tout le monde travaille durement : les pères passent leur temps à l'usine et y laissent leur santé. Les mères arrêtent l'école très jeunes pour s'occuper de leurs nombreux enfants, qu'elles ont plus tôt que prévu, ce qui coupe court à la moindre ambition de leur part : impossible de changer de vie...
Chez mes parents, nous ne dînions pas, nous mangions. La plupart du temps, même, nous utilisions le verbe bouffer. L’appel quotidien de mon père C’est l’heure de bouffer. Quand des années plus tard je dirai dîner devant mes parents, ils se moqueront de moi Comment il parle l’autre, pour qui il se prend. Ça y est il va à la grande école il se la joue au monsieur, il nous sort sa philosophie.
Après il faut vivre comme le font les parents de l'auteur à 7 avec 700 euros par mois, en mangeant des frites, jamais de viande et parfois des pâtes...ou du poisson, pêché par le père, jusqu'à s'en dégoûter pour la vie entière...
Ou bien on vit en faisant "marquer" chez l'épicier sans savoir quand on pourra le payer.
Je pense que les descriptions des beuveries organisées par son père sont très proches de la stricte vérité car elles peuvent se voir dans la plupart des régions de France.
Je trouve par contre que la description de la saleté des gens et des maisons en particulier, me semble tout à fait exagérée et digne d'une autre siècle que le nôtre.
Bien sûr chez les pauvres, par manque de moyen mais aussi de logement décent, il est sans doute véridique que les enfants ne prennent pas la douche tous les jours, mais dans la plupart des familles, la pauvreté n'empêche en rien les enfants d'être propres et les familles d'être dignes.
La Picardie est-elle une région si pauvre et si démunie que les personnes qui y vivent soient encore à ce point "arriérés" ?
Quoi qu'il en soit, je sens derrière ce roman-témoignage, à quel point l'auteur aime ses parents et à quel point sa famille a compté pour lui.
Il a voulu accentuer le rôle du déterminisme social et cela a créé une polémique alors que pour moi c'est évident que ce qu'il a fui avant tout, c'est son milieu social, et le rejet dont il faisait l'objet dans la microsociété formée par le village, mais pas ses parents.
Cependant à la lecture d'un tel ouvrage, on comprend mieux la détresse de ceux qui naissent pauvres et différents et ne peuvent en parler, ce qui parfois les poussera jusqu'au suicide.
L'auteur a le courage de témoigner de cette différence qui est encore aujourd'hui mal acceptée dans notre société quel que soit d'ailleurs le milieu social, et qui attise la violence.
Finalement c'est l'école qui le sauvera !
Mais aussi d'avoir pu dire et libérer des paroles qui ne sont jamais dites...
De mon enfance je n'ai aucun souvenir heureux. Je ne veux pas dire que jamais, durant ces années, je n'ai éprouvé de sentiment de bonheur ou de joie. Simplement la souffrance est totalitaire : tout ce qui n'entre pas dans son système, elle le fait disparaître.