Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Le comptable du ciel
A beau compter et recompter
Il lui manque toujours une étoile.
C’est le facteur rural
Qui l’a retrouvée
Entre la Chaussée d’Antin
Et le Revest de Brousses.
Je vous prie d’en aviser
Le Préfet de Police.
Jules Mougin, né en mars 1912 à Marchiennes (Nord), décède en Provence, à la maison de retraite de Caireval à Rognes, en novembre 2010 à l'âge de 98 ans.
Son père travaillait en usine et sa mère était femme de ménage. Avec son certificat d'études en poche, le jeune Jules, âgé de 13 ans, entre aux PTT comme "facteur télégraphiste" à Paris.
Puis par concours, il est ensuite nommé "agent-manipulant" et travaille au tri manuel des lettres dans un gros service de tri parisien. Mais au moment de la visite médicale obligatoire, le médecin découvre qu'il est tuberculeux, ce qui l'oblige à une longue convalescence.
A Paris, il fréquente le "Musée du soir", ouvert depuis mars 1935, et créé par l'écrivain Henry Poullaille. Ce dernier se battra toute sa vie pour faire découvrir des auteurs issus du milieu prolétaire.
En 1945, après la guerre, sa signature apparaît dans la revue "Maintenant" dirigée par Poullaille, une revue antimilitariste et libertaire.
Son écriture est dit-il : "Ce qu’il y a de plus vivant, de plus rebelle, le cœur gouverne"...
Très tôt, Jules Mougin écrit des textes vivants où il est question d'usines ; il nous parle de révolte, de l'urgence de crier à la face du monde, contre notre monde qui ne fabrique qu'injustice et peur, contre la guerre, contre les morts inutiles...
Toutes ces jolies petites croix sur les assassinés ! Ces rangées si bien rangées ! Ces alignements si bien alignés ! La guerre, cette immonde dégueulasserie, soigne bien ses morts !
La mitraille résonnait. Sa clameur s’étendait des murailles de Chine aux îles du Pacifique.
Un feu d’artifice embrassait le firmament.
Des fumées éclipsaient le soleil.
Des hurlements couvraient la voix des chiens.
On répétait souvent : « Demain ».
Les murs des échoppes vacillaient.
On se donnait la main pour avancer les canons.
On s’écrivait des lettres anonymes.
L’ironie gagnait quand Monsieur-Mensonge survint.
On vit sur les marchés des légumes contrefaits et des collectes catastrophiques.
De graves messieurs hochaient leur tête dénudée.
Des monocles soulignaient les regards haineux.
On se vendait.
On découvrit une nouvelle planète.
A la fin, un grand brouhaha sur la place (surtout quand on voulut peindre le tréponème pâle).
On y voyait des rats, des bouledogues endiablés, vociférer les commères.
Des croquemitaines en rupture de ban, des gnomes, des baguettes magiques, des laiderons aux seins, des pantouflards, des crapauds, des violons Ingres [sic], des tabliers raccommodés, des bagatelles, des alchimistes, un tas d’affaires incommodes, une pierre philosophale, des gens rassis, des mystérieux phénomènes, des techniciens à la recherche des ténèbres, des boutiquiers sans façon, d’anciens champions d’échecs.
Le monde à l’envers.
Un marmot gentil comme tout, un petiot frileux, un petit garçon grand comme ça, si petit qu’on ne le voyait plus, un petit fou de rien du tout, assis à califourchon sur une borne disait :
— J’ai faim.
Extrait de "La place"
Puis ses oeuvres changent...
Son écriture va devenir dit-il sa "fontaine éternelle, curieuse de lumière, présence à l'autre"...
Dans certains de ses textes, il nous parle de son enfance dans un milieu très modeste certes, des moments heureux comme les jeux avec sa fratrie, mais aussi des moments où toute la famille rêvait d'un avenir meilleur...qu'elle n'a pas eu.
Dans ce temps-là, Loti n’était pas mort, ni France. Millerand pouvait être encore Président de la République. Les copains d’école échangeaient des billes contre les poignées de marks. La France applaudissait Carpentier. La gueularde n’existait pas : on achetait des postes à galène. Au cinéma Récamier, on passait des films à quatre ou cinq épisodes. La salle applaudissait les musiciens.
Maman faisait des ménages pour je ne sais plus combien de l’heure...
Mon père était ouvrier d’usine, pointier de son métier. Je ne peux dire s’il était meilleur que les autres hommes de son âge. Avant sa maladie, nous nous déplacions avec lui. Je connus ainsi les Ardennes, l’Anjou et le Nord. Nous devions partir au Havre, quand la mort nous l’enleva. J’ai un peu hérité de son vagabondage. Je n’aime pas rester sur place… Peut-être ça lui permettait, ces départs, d’espérer une autre vie un peu moins pénible, un peu plus humaine.
Dans d'autres textes, il nous parle de ses chagrins, de la mort de son père en 1922, atteint de tuberculose, ou de la perte d'autres êtres chers comme celle de son neveu en particulier.
L'originalité de Jules Moulin est d'écrire sur n'importe quel support : lettres, dessins, enveloppes, cahiers d'écolier, buvards, mais aussi de graver sur la roche de sa cave troglodyte de Chemellier (Maine et Loire) proche de la maison où il vivait avec Jeanne, sa femme.
Il y avait gravé des poèmes sur son "Mur vivant des Assassinés" et y organisait des rencontres littéraires.
La cave troglodyte / Photo extraite du site (http://c-pour-dire.com/jules-mougin-dans-la-grotte-de-lafp/)a
J’aime les pierres
J’aime les pierres
Les lisses comme des cheveux
Les bleues comme des yeux
Et les rondes qui font penser
Aux joues des oiseaux.
C’est peut être un morceau d’étoile,
Une pierre,
Un morceau de cœur, peut être…
J’admire et j’écoute.
Jules Mougin
(Extrait "Les poèmes ont des oreilles")
L'été le couple se rapproche du Luberon où vivent les enfants et petits-enfants et loue une maison de village au coeur de Lambesc (13).
L'été le couple se rapproche du Luberon où vivent les enfants et petits-enfants et loue une maison de village au coeur de Lambesc (13).
Lambesc ! Ses rues dotées de noms de maréchaux... m'écrit-il de son escale provençale le lundi 3 avril 1989 sur un beau papier "bleu de charrue". Il est vrai, aussi, que Madame de Sévigné n'a pas été oubliée ! Lambesc ! Pierre Michon (sa vie de Joseph Roulin) m'a appris que Roulin, mon aîné, mon "collègue" était né ici ! Hier encore, j'étais chez une petite-nièce du facteur... Je badais ! Je questionnais... Cette dame m'a montré quelques copies de documents. Il y eut deux frères facteurs, celui d'Arles, ah ! Et celui de Lambesc. L'ami de Van Gogh, c'est celui d'Arles, Joseph ! à la si belle barbe ! Remué, je l'étais ! Le suis encore en écrivant ces lignes...
Jules se décrivait comme un écrivain prolétaire, adepte de l’Art brut. Ecrire pour lui, c'était vivre.
Giono, Dubuffet, Calaferte, Clavel, et bien d’autres encore comptent parmi ses amis. Il entretenait avec eux une correspondance assidue.
Il nous reste près de 40 000 lettres et une trentaine d'ouvrages, en plus des écrits taillés dans la roche, et sans compter ses dessins à l'encre de chine, ses objets fabriqués pour le plaisir...
Des milliers de pages n'ont jamais été publiées, des cartons entiers remplis de notes et de graphiques n'ont jamais été ouverts...
Après sa mort, le journal "Libération" dira en hommage à son talent : "Il a fait avec les mots de la langue française ce que le Facteur Cheval a fait avec des pierres".
L’épitaphe sur sa tombe est : "Je suis né en 1912, mon père est mort, ma mère est morte".
Vitrine décorée d'une maxime de Jules Mougin (http://123catherine.com/2011/10/12/jules-mougin-le-facteur-etoile/)
On ne perd pas son temps en écoutant son cœur.
Quelques unes de ses œuvres...
Bibliographie
- "À la recherche du bonheur", éditions Debresse, 1934
- "Usines", Le Sol clair, 1940
- "Faubourgs", 1945, (compte d'auteur)
- "Poèmes", éditions Robert Morel
- "Lettres et cartes postales", éditions Robert Morel
- "La Grande Halourde", éditions Robert Morel, 1961
- "Mal de cœur", éditions Robert Morel, 1962
- "Le Comptable du ciel", éditions Harpo &, 2011.
- "Chaissac-Mougin : une correspondance". Editions Travers-Philippe Marchal. 2012
Quelques uns de ses livres...
Comme si j'avais la Paix...
dans mon cœur
j'ai tapissé le bureau avec une étoffe claire
et j'ai placé dessus
l'image de mon pays,
peinte, o la belle image
par Serge Fiorio, de Montjustin.
Comme si j'avais la Paix
Dans mon cœur
J'ai mis de la lumière
Au bureau d'Écouflant.
Jules Mougin (1960)
Jules MOUGIN, facteur et poète dans Le Maine et Loire (1964)
Je voudrais ne pas crever idiot ! Pouvoir aimer, encore, après ma mort !
Un spectacle "Merci facteur" a été réalisé en 2011, à partir de ses poèmes et de ses textes, mise en scène par Hubert Jégat, musique et chant Richard Graille...