Les livres et moi, mes coups de coeur, mes découvertes, mes créations ou mes voyages : intellectuels, spirituels, botaniques ou culinaires...
Cora ne savait pas ce que voulait dire "optimiste". Ce soir-là, elle demanda aux autres filles si elles connaissaient ce mot. Jamais personne ne l'avait entendu. Elle décréta que ça voulait dire "persévérant".
Quel est ce monde pensa-t-elle, qui fait d'une prison vivante votre seul refuge. Était-elle libérée de ses liens ou prise dans leurs toiles ? Comment décrire le statut d'une fugitive ? la liberté était une chose changeante selon le point de vue, de même qu'une forêt vue de près est un maillage touffu, un labyrinthe d'arbres, alors que du dehors, depuis la clairière vide, on en voit les limites. Être libre n'était pas une question de chaînes, ni d'espaces disponible...
Abandonnée par sa mère alors qu'elle n'avait que 10 ans, Cora tente de supporter le quotidien dans la plantation de coton où elle est née, et où elle est retenue comme esclave par la famille Randall.
Nous sommes en Géorgie, au XIXe siècle...
La violence est le quotidien de milliers d'esclaves venus d'Afrique et rescapés de leur long voyage dans la cale des bateaux.
Caesar, un esclave nouvellement arrivé à la plantation, propose à Cora de s'enfuir avec elle pour gagner le Nord. Elle a tout juste 16 ans, elle est censée lui porter chance puisque Mabel sa propre mère, a réussi à fuir la plantation et n'a jamais été retrouvée.
Il est jeune et il sait lire... Il n'y a aucune solidarité entre les esclaves. Cora doit se battre quotidiennement pour garder le petit lopin de terre que cultivait déjà sa grand-mère, puis sa mère... alors, la jeune fille finit par accepter de le suivre.
De la Caroline du Sud, en passant par l'Indiana, le Tennessee...le destin inexorable poursuit Cora.
Elle ne peut s'installer longtemps à un endroit, car elle doit fuir sans cesse le terrible Ridgeway, un traqueur d'esclaves lancé à sa poursuite.
Il ne lui pardonne pas que Mabel, sa mère ait réussi à s'enfuir et à lui échapper...et compte bien retrouver Cora pour la rendre à ses maîtres. Il le prend comme un défi personnel et une façon de se venger des humiliations subies.
Mais Cora sera aidée en chemin par de nombreuses personnes faisant partie du célèbre "Underground Railroad", le "chemin de fer souterrain" qui a permis à de nombreux esclaves de conquérir la liberté...mais à quel prix !
Elle découvrira entre autre, toutes les formes de racisme et toutes les horreurs perpétrées par les blancs, même dans les états en apparence abolitionnistes : tortures et pendaisons pour les esclaves en fuite, stérilisation des femmes sous la contrainte, lynchage des blancs ou des noirs nés libres, qui appartiennent au réseau...
De Mabel, pas une trace. Personne avant elle n’avait réussi à s’échapper du domaine Randall. Les fugitifs étaient toujours rattrapés et capturés, trahis par des amis, ou simplement incapables de déchiffrer les étoiles et s’enfonçant ainsi plus avant dans le labyrinthe de la servitude. À leur retour, ils étaient massivement suppliciés avant d’être autorisés à mourir, et ceux qu’ils laissaient derrière eux étaient contraints d’assister à leur longue et sinistre agonie.
Voilà un roman à l'écriture limpide et directe qui vous ira droit au coeur et qui mérite ses nombreux prix.
Je ne dis pas pour autant qu'il est d'une lecture facile car l'auteur passe parfois très rapidement, au fil des chapitres, et pour ménager un certain suspense, d'un événement à un autre et d'un État à l'autre et c'est quelques pages plus loin dans la lecture, que le lecteur comble les vides laissés à la fin du chapitre précédent.
Mais au-delà de cette légère difficulté de construction, l'histoire est passionnante.
Nous savons tous que le chemin de fer clandestin a réellement existé...
Mais l'originalité du roman est que l'auteur l'a matérialisé : rails souterrains, gares illuminées ou obscures, utilisées ou obsolètes, cachées sous des maisons, et accessibles par des trappes et des marches glissantes où l'on peut à chaque instant se rompre le cou, deviennent ici autant de symboles des difficultés rencontrées par les esclaves pour conquérir leur liberté et arriver sains et saufs dans le nord du pays...
Le jargon propre au chemin de fer est d'ailleurs utilisé dans le roman.
Le "chef de train" est celui qui transporte les fugitifs, le "dépôt" est l'endroit où les esclaves en fuite se reposent pendant le jour, pour se cacher aux yeux de tous...
Mais ne vous y trompez pas, si cette matérialisation du chemin de fer clandestin, donne une petite note fantastique au roman, elle a le mérite d'alléger une situation tendue et d'offrir un peu de rêve au milieu de faits atroces, racontés au plus juste de ce que l'on connaît de la réalité et des conditions de vie des esclaves.
Voilà un livre indispensable...
Le lire est un devoir de mémoire...
C'est aussi une ode au courage à la fois pour ceux qui ont aidé les esclaves au péril de leur vie, et pour les hommes qui ont fuit comme des bêtes traquées pour trouver le chemin de la liberté.
Ce livre est précieux aussi car il décortique le racisme d'antan pour mieux comprendre celui d'aujourd'hui. Derrière l'étude psychologique des personnages et de leurs croyances et préjugés sur la "race" noire, l'auteur nous montre avec beaucoup de finesse comment la peur de l'autre (donc de l'étranger) engendre toujours autant de méfiance, puis de violence...en allant crescendo, jusqu'à la paranoïa, encore aujourd'hui.
Les extraits d'avis de recherche réels arrivent à point dans le récit. Il ramène le lecteur à une dure réalité. Il en est de même des mises en scène de faux-nègres, qu'il s'agisse des spectacles du vendredi soir, que Cora regarde par la lucarne du grenier dans lequel elle se terre depuis des mois, ou des scènes "réalistes" qu'elle doit jouer au musée où elle est employée comme figurante.
Ce roman est une page d'histoire terrible mais il se lit comme un roman d'aventure au suspense incroyable, si j'ose dire, tant Cora devient au fil du roman un personnage attachant. Elle est traumatisée par ce qu'elle a vécu, certes, et elle est poursuivie par le souvenir de sa jeunesse captive et emplie de violence, mais elle est tellement désireuse de vivre et d'apprendre !
C'est un livre qui nous oblige à nous interroger sur les autres formes d'esclavage et de racisme qui sévissent encore aujourd'hui à nos portes...
L'être humain invente toujours de nouveaux modes d'asservissement, son inventivité en ce domaine fait froid dans le dos.
Prix Pulitzer 2017 et National Book Award, 2016.
Si les nègres étaient censés jouir de leur liberté, ils ne seraient pas enchaînés. Si le Peau-Rouge était censé conserver sa terre, elle serait encore à lui. Et si le Blanc n'avait pas été destiné à s'emparer de ce nouveau monde, il ne le posséderait pas...